Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
notre homme de vue. Soudain, il y eut un bruit de lutte dans les buissons, de corps qui écrasaient le feuillage et cassaient des branches. Lucjan s’arrêta brusquement et s’agrippa à mon épaule, au comble de l’excitation.
— Reste ici, commanda-t-il, dans un souffle. Si quelqu’un vient, siffle notre air et va rapidement te cacher.
Il bondit sur la route et disparut. J’eus envie de me précipiter à sa suite, mais, dégoûté du rôle que je jouais, je restai sur le bas-côté. Une bataille sanglante se déroulait et je remplissais l’emploi ignominieux du guetteur – et un guetteur qui ne savait même pas ce qu’il faisait. Quinze minutes environ s’écoulèrent, pendant lesquelles je restai blotti à scruter la route, ainsi que la campagne environnante, l’oreille tendue, l’esprit plein d’amères réflexions sur mon sort et d’inquiétude sur ce qui se passait plus loin. Tout à coup, je vis une silhouette s’avancer lentement vers moi. C’était Lucjan. Sa figure était d’une pâleur terrifiante dans la nuit. Quand il fut tout près, je remarquai que son front était mouillé de sueur. Son aspect m’inquiéta et je regrettai les dures pensées que j’avais eues. Je lui demandai de passer la nuit au manoir. Il était tard et le danger serait infime. Il refusa sèchement :
— Je ne suis pas assez bête pour cela, dit-il d’un ton tranchant. Puis, se radoucissant : Excuse-moi, Witold. Je ne voulais pas te parler rudement. Je viendrai tout t’expliquer à la maison d’ici un jour ou deux.
Lucjan partit en se traînant avec lassitude à travers champs, moi sur le sentier du retour. J’étais abattu, fatigué et pressé de me coucher. La lumière jaillit comme j’entrais dans ma chambre. J’eus un mouvement de recul. C’était Danuta. Elle m’attendait dans l’obscurité. J’étais trop las et trop déprimé pour ressentir de la curiosité ou de la colère. Anxieusement, elle me questionna :
— Est-il arrivé quelque chose ?
— Devait-il arriver quelque chose ? répliquai-je avec amertume.
Elle sembla blessée, mais je n’étais pas en état de la réconforter.
— Tu es sûr que tu n’as rien à me dire ?
Elle suppliait presque maintenant.
— Absolument rien.
— Je t’en prie, j’aimerais tant savoir !
— Savoir quoi ?
— Ce qui est arrivé cette nuit, naturellement !
— Je pense que c’est toi qui pourrais me l’apprendre. Tu en sais probablement plus long que moi.
— Je ne le sais vraiment pas. Si je le savais, je ne te demanderais rien.
— Je suis bien trop fatigué pour résoudre des énigmes ! dis-je cruellement, et je voudrais aller me coucher.
Elle sortit de la chambre avec une expression de reproche.
Je me sentis un peu coupable, et me laissai pesamment tomber sur mon lit sans me déshabiller ; je m’endormis instantanément.
Je m’éveillai tard le lendemain. Je désirais ne voir personne. Tous les sentiments de la nuit dernière se fondaient en une odieuse sensation de culpabilité, de peur, de rage et d’humiliation. Je fis seller un cheval et montai jusqu’à l’heure du déjeuner.
Au déjeuner, l’atmosphère fut lourde. Danuta et moi, nous évitions de nous regarder. Je mangeai peu et j’avais hâte d’en finir et de partir. Au milieu du repas, l’une des servantes fit irruption dans la pièce. Elle bégayait d’émotion :
— Savez-vous, savez-vous que ce misérable espion, Bulle, s’est suicidé la nuit dernière ?
Je marchai vers elle et mis mes mains sur ses épaules.
— Calmez-vous ! murmurai-je. Asseyez-vous, parlez lentement, et dites-nous ce qui est arrivé.
Elle commença à réciter par cœur, comme une écolière embarrassée, lentement, par saccades :
— Il s’est pendu à un arbre… un forestier l’a trouvé en allant couper du bois… il a laissé un mot… il a écrit qu’il en avait assez d’être un sale espion nazi… qu’il se repentait de tous ses crimes… il accuse les Allemands… il demande aux gens du village de lui pardonner !
J’écoutais, hébété. Je compris immédiatement que cela avait un rapport avec mon aventure de la veille au soir. Je regardai Danuta, cherchant une idée, une piste. Si elle savait quelque chose, elle s’en tira bien. Elle commenta froidement, sans passion :
— Je suis contente qu’il se soit repenti. Ce sera une bonne leçon pour les autres Volksdeutsche.
Inutile de dire que le village entier ne parlait que de cela,
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