Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
de la pièce en courant.
Lucjan se tourna vers moi et secoua la tête avec dégoût :
— Tu connais les femmes comme je connais les Chinois.
La suite de l’affaire Bulle fut tragique. Lucjan avait un faible qui était charmant, mais il lui porta malheur. Il aimait énormément les femmes. Très souvent, nous le savions, il rencontrait ses amies et se promenait avec elles le soir. Il ne se rendait sans doute pas compte que l’époque n’était pas propice au flirt. Quand Danuta et moi le mettions en garde, il protestait innocemment :
— Je n’y peux rien. J’ai de la chance en amour, voilà tout.
Mais sa chance ne s’étendait malheureusement pas plus loin. Un jour, comme il revenait d’un village voisin, où il raccompagnait une jeune fille, il fut hélé par un officier de la Gestapo en automobile. Son premier mouvement fut de s’enfuir, mais il se contint. Il s’approcha lentement de la voiture et fut soulagé d’entendre l’officier lui demander simplement de l’aider à changer un pneu à plat. Lucjan avait accepté et se préparait déjà à le faire, quand l’officier lui ordonna péremptoirement de monter dans la voiture. Impossible de deviner la raison de cette décision soudaine. Peut-être y avait-il eu quelque chose de suspect dans l’attitude de Lucjan, ou bien l’officier voulait-il simplement l’avoir sous la main pour l’aider à porter ses bagages. De toute façon, Lucjan se refusait à risquer d’être amené au quartier général de la Gestapo. Il fit semblant de vouloir entrer dans la voiture, se dégagea, courut derrière un massif de buissons et disparut.
Ces événements nous furent racontés par la jeune fille qu’il accompagnait. Danuta écouta l’histoire en se raidissant pour garder son sang-froid. Nous nous consultâmes rapidement, et je lui suggérai d’inspecter toute la maison pour détruire les documents compromettants, de plier bagage et de filer sur Krakow. Danuta hésitait. J’insistai pour partir immédiatement.
— Nous ne pouvons rien faire en restant ici, sinon aggraver les choses. Si Lucjan réussit à s’échapper, il pourra nous rejoindre à Krakow. Je ne crois pas que la Gestapo touche à votre mère. Ils la croiront probablement innocente de toute complicité.
Elle se mit à pleurer doucement et acquiesça. Nous nous préparâmes en hâte. Tout le personnel de la maison se tenait sur la véranda en pleurant pour nous dire adieu. Nous montâmes dans la voiture qui m’avait amené vers ce lieu ravissant, quelques mois auparavant.
Le vieux cocher, qui me méprisait plus que jamais, se préparait à tirer sur les rênes, quand on nous apporta la terrible nouvelle. Un jeune villageois accourut en bicyclette pour nous dire que Lucjan avait été pris, alors qu’il se cachait dans les bois. Je passai mon bras autour des épaules de Danuta pour la consoler. Elle tremblait et sanglotait frénétiquement.
Je criai au cocher :
— En avant ! En avant !
Danuta s’arracha à moi. Elle avait recouvré son sang-froid et parlait calmement.
— Attends un instant, Witold. La nouvelle de la capture de Lucjan change tout. Je dois rester pour faire face aux événements, quels qu’ils soient. Quelqu’un doit s’occuper de la maison !
Je commençai à protester. Elle mit doucement sa main sur mon bras.
— Ne me rends pas la chose plus difficile, Witold. Tu dois partir. Il y a du travail pour toi ailleurs, moi je suis née et j’ai été élevée ici. Je serais inutile en dehors de ce petit village. Maintenant, pars vite, je t’en prie. Au revoir, et souviens-toi de nous.
Je partis déchiré.
Je ne revis jamais les Sawa. Quelques mois plus tard, à Krakow, j’appris que la famille entière avait été arrêtée par les nazis, torturée, puis exécutée xcviii .
ChapitreXIX L’État clandestin (II )
Structures
Je travaillai à Krakow pendant environ sept mois – de février à septembre 1941. Mon travail était totalement différent de tous ceux que j’avais faits auparavant. On me fixa une nouvelle tâche parce que je parlais plusieurs langues, m’orientais dans les affaires internationales et jouissais d’une excellente mémoire. Mon travail consistait à écouter les bulletins radiophoniques et à en faire des rapports pour les plus hautes instances civiles et militaires de la Résistance à Krakow. Je n’avais pas à couvrir les émissions polonaises de London, ni la propagande de la BBC , mais les émissions des pays
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