Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
et les commentaires allaient leur train, chacun donnant son opinion sur « ce que le remords pouvait faire d’un homme ». Et c’était une bonne chose, car si Bulle, agent des nazis, qui connaissait leurs faiblesses, s’était découragé, cela indiquait une catastrophe imminente pour les Allemands.
La Gestapo était visiblement embarrassée par cet incident. J’entendis un policier faire un commentaire devant une assemblée de paysans sceptiques.
— Ce Bulle a toujours été fou. Nous allions le faire enfermer.
Quelques jours se passèrent et je ne connaissais toujours pas la vérité. Danuta et moi, nous étions gênés l’un avec l’autre et notre attitude était contrainte. Je ne savais pas jusqu’à quel point elle était au courant des actes de son frère. La pensée qu’elle aussi pouvait en savoir plus que moi mettait le comble à mon humiliation. Je continuais à espérer qu’elle me dirait ce qu’elle savait, ou qu’au moins elle nierait savoir quelque chose. Mais elle restait bouche close et cela m’irritait. Enfin, Lucjan fit son apparition. Il nous salua joyeusement, nous questionna sur les récoltes, fit des allusions bizarres à Bulle et à l’émotion des villageois. J’attendis patiemment que Danuta eût quitté la pièce pour l’accabler de questions, à brûle-pourpoint, les mêmes que je lui avais déjà posées, les mêmes que je me posais depuis une semaine. Que signifiait tout cela ? Pourquoi Bulle avait-il été tué ? Par qui ? Pourquoi étais-je laissé dans l’ignorance ?
Lucjan se prépara à être suave et ironique.
— Tué ? murmura-t-il. Je croyais qu’il s’était suicidé…
Je parlai brutalement, j’avais un peu trop bu :
— Allons, cesse tes farces stupides. Je veux savoir la vérité.
— Très bien. Mais toi, cesse de crier. Tu sauras la vérité bien assez tôt. Danuta te la dira.
— Danuta ? Qu’a-t-elle à voir là-dedans ? Que peut-elle me dire ?
— Ce qu’elle a à faire là-dedans ? Elle a simplement tout organisé.
Je restai incrédule. Je ne pouvais concevoir Danuta mêlée à cette affaire macabre. Lucjan me regardait ironiquement.
— Tu n’arrives pas à le croire, n’est-ce pas ? C’est une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas voulu te mettre au courant des détails. Tu es trop délicat, trop raffiné pour du travail de ce genre, Witold.
— Je ne le crois toujours pas ! criai-je avec colère. Danuta, Danuta, viens ici tout de suite.
Je courus à la porte et l’appelai. Elle entra, si petite et si douce que j’en fus touché.
— Danuta, ton frère me dit que tu as organisé l’exécution de Bulle. Est-ce vrai ?
— Oui, parfaitement.
Elle commença à expliquer la longue histoire. Elle avait pris cette décision pour la première fois, la nuit où elle avait parlé du rôle des Volksdeutsche. Quelque chose devait être fait pour anéantir l’influence croissante de Bulle sur les paysans. Elle y avait réfléchi pendant des journées entières, jusqu’à ce que l’occasion favorable se présentât. Or, Bulle avait confié à l’une des servantes qu’il était sur la trace de Kostrzewa et qu’il l’attraperait bientôt.
C’était l’occasion cherchée : on se servirait de Kostrzewa comme appât et l’on attirerait Bulle vers son châtiment. Danuta s’était procuré un spécimen de l’écriture de Bulle et avait fabriqué la lettre de suicide. Lucjan avait accepté ce plan, après avoir eu la preuve des intentions criminelles de Bulle.
Le projet avait été exécuté avec plus de facilité qu’on ne l’escomptait. J’avais été appelé à remplir un rôle – un rôle tout à fait important, ajouta-t-elle.
— N’ayez pas honte de n’avoir pas aidé à la pendaison. C’est un travail pour un gars de la campagne avec des muscles et un estomac solides !
Je secouai la tête pour dissiper les restes de brouillard :
— Ce qui me dépasse, c’est que Lucjan m’a demandé, il n’y a pas un mois, de prendre soin de toi. Tu étais si faible et solitaire…
— Witold ! dit-elle gravement, Lucjan disait la vérité. Bientôt, cette guerre sera finie, nous sortirons de cet enfer. Un bon été, quelques mois, où nous pourrons respirer librement, et nous redeviendrons des êtres normaux. Je serai de nouveau une faible jeune fille.
Elle me regarda avec reproche. Sa figure était triste et sérieuse. Je vis ses lèvres trembler, ses yeux se mouiller. Elle sortit
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