Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
avaient négligé de prendre des précautions quotidiennes, méthodiques. L’un de mes amis s’endormit une fois dans les bois d’Otwock, près de Warszawa. Il fut réveillé par une patrouille allemande, fouillé et arrêté. On trouva dans sa poche des percuteurs et des fusées. Il travaillait dans une « unité de diversion » et il était, par conséquent, habitué à manier des explosifs, des armes et des poisons. Il les gardait dans ses poches sans plus de précaution qu’un électricien n’en aurait pris avec ses rouleaux de fil.
Si le danger était une menace constante pour les résistants, la pauvreté était encore plus pénible : la misère et la sous-alimentation qui avaient augmenté en Pologne par la volonté délibérée des Allemands, au point que la santé de la nation entière en était directement menacée. Les Allemands avaient interdit l’exportation des produits agricoles des campagnes vers les villes, pour en faciliter la réquisition totale. Des cartes d’alimentation avaient été attribuées aux citadins, avec des rations qui étaient inférieures au minimum vital, et ne pouvaient donc maintenir quiconque en bonne santé. Aussi le marché noir était-il indispensable, quoique les prix fussent bien supérieurs aux ressources de la plus grande partie de la population. La Résistance elle-même ne pouvait fournir un pécule suffisant pour assurer un niveau de vie minimal.
Je recevais par exemple quatre cent cinquante zlotys par mois, alors que pour atteindre un niveau de vie à peine normal il en fallait mille. Le prix des denrées courantes, comme le pain ou les pommes de terre, était trente fois supérieur à celui de 1939. Un kilo de lard coûtait largement soixante fois plus qu’auparavant. Le niveau de vie était tombé très bas. Le menu des plus pauvres consistait exclusivement en pain noir mélangé de sciure. On considérait un plat de céréales par jour comme un luxe. De toute l’année 1942, je n’ai pas connu le goût du beurre, ni du sucre. Personne ne portait de chaussettes en été ; les chaussures, le linge, les vêtements coûtaient de petites fortunes. Comme tout le monde, j’augmentais mon ridicule salaire en vendant quelques objets d’avant guerre que j’avais réussi à conserver. Néanmoins, nous avions tous continuellement faim. Chacun se débrouillait comme il le pouvait et faisait son possible pour « tenir cxii ».
Quoique cette faim et cette pauvreté me semblent effrayantes maintenant, je me rends compte qu’alors elles n’étaient pas aussi terribles qu’elles le paraissent rétrospectivement. Pour la première fois de ma vie, je compris que la notion de pauvreté n’est pas le résultat de la misère, mais de la conscience que l’on a d’être plus malheureux que les autres.
En dépit de mes maigres ressources, quelques aubaines m’aidèrent à vivre. Ainsi je découvris une cantine coopérative bon marché. Elle recevait des fonds de personnes riches, des dons en nature de ceux qui avaient des propriétés à la campagne. J’obtenais là, parfois, une assiette de soupe et un plat composé de raves, de carottes et de deux pommes de terre, le tout arrosé d’une sauce qui avait un vague goût de viande.
Un jour, l’idée me vint que, puisque je vivais sous une fausse identité et que ma carte d’alimentation portait un faux nom, rien ne m’empêchait de répéter le procédé. Avec l’aide d’un ami qui appartenait à la Résistance et travaillait dans les services municipaux, et de mon confesseur, le père Edmund, j’obtins deux certificats de naissance de bébés morts depuis vingt-huit ans, et je m’arrangeai pour avoir deux nouvelles fausses cartes d’identité, avec les cartes d’alimentation correspondantes. Je m’inscrivis à deux nouvelles adresses où je passais de temps en temps, conformément à une entente préalable avec les logeuses. L’avantage d’avoir une vie triple en allégeait les soucis. Si j’étais compromis sous une identité, j’en avais deux autres que je pouvais adopter sur-le-champ. Mes rations de pain, de confiture, de légumes étaient triples, elles aussi.
Je n’hésitai pas un instant à agir ainsi puisqu’il n’y avait aucun plan organisé pour le ravitaillement de la population, excepté celui qui était imposé par l’occupant. Chacun était livré à lui-même cxiii . N’importe quel moyen employé pour augmenter sa ration était moral ; les opérations de marché noir, la
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