Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

intention de me trahir et, qui plus est, elle avait risqué sa vie en couvrant le paquet de sa jupe volumineuse et en se mettant délibérément entre la porte et moi. Toutefois, j’étais furieux de voir qu’en me concentrant avec une telle intensité pour éviter la Gestapo, je m’étais exposé à des dangers venant d’ailleurs. Je m’étais conduit avec une maladresse tellement évidente pendant la fouille que je m’étais mis à la merci de n’importe quel observateur, même d’une simple vieille femme.
    Mais une station avant Lublin, j’appris une ou deux choses sur ces braves paysans à l’air candide. La Gestapo avait fouillé le train méthodiquement, avec une efficacité impitoyable. Tous les paquets qui contenaient un tant soit peu de ravitaillement avaient été confisqués. Les policiers avaient cherché partout, glissé des bâtons sous les bancs, ils s’étaient mis sur la pointe des pieds pour examiner les filets, avaient extirpé des sacs de farine de sous les jupes volumineuses des paysannes, allant même jusqu’à tirer des tranches de lard de leurs soutiens-gorge. Ils avaient vidé le train de toute nourriture aussi complètement qu’une horde de sauterelles.
    Pourtant, à la petite station d’avant Lublin, comme par magie, une foule d’hommes, de femmes, de garçons et de filles, descendit du train, chargés de toutes sortes de paquets lourds et volumineux. On devinait facilement les miches de pain, les sacs de farine, les jambons et les morceaux de lard. Comme un essaim d’oiseaux, ils quittèrent le train et s’éparpillèrent dans la forêt où ils disparurent, tandis que je me frottais les yeux de stupéfaction et de ravissement. Je n’ai toujours pas compris où et comment ils avaient pu dissimuler d’aussi volumineux paquets.
    Vraiment, les victimes de cette guerre ont acquis des talents qui n’ont d’égal que leurs souffrances inhumaines. Cet incident touchant et étrange me fit comprendre une des plaisanteries les plus populaires en Pologne occupée.
    Question : Comment débarquer les armées alliées sur le continent de manière que les Allemands ne s’en aperçoivent pas ?
    Réponse : Confier la tâche au marché noir polonais… et dormir tranquille.
    Je parvins à Lublin sans autre incident.

ChapitreXXII La guerre de l’ombre
    Contrairement à une opinion répandue, l’occupation nazie de la Pologne n’était pas très efficace, même du point de vue policier. L’expérience des mouvements de résistance dans tous les pays occupés démontrait que la machine répressive était impuissante contre une structure clandestine organisée et bénéficiant de forts appuis dans la société.
    La police et la Gestapo édifièrent leur réputation sur la terreur aveugle et absolue, sur le recours à des méthodes inhumaines contre les personnes arrêtées, sur la peur inspirée. De plus elles s’efforçaient de rendre leur menace imprévisible et étrangère à toute logique. Le policier allemand moyen était le plus souvent un sadique inéduqué, un ignorant, en même temps qu’un criminel. D’après les estimations de la Résistance, la Gestapo comptait, en 1942, rien qu’en Pologne, plus de soixante mille agents. Malgré cela, ils ne furent jamais capables de détruire le mouvement de résistance polonais et ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils sont parvenus à pénétrer jusqu’au centre dirigeant de la conspiration.
    Certaines méthodes de répression utilisées par les nazis nous acculaient à des choix dramatiques et affaiblissaient l’esprit de résistance. C’était en premier lieu le principe de responsabilité collective, appliqué afin d’ôter tout sens au mouvement de résistance et de briser la volonté de lutte dans la société. Dès septembre 1939, les nazis ont commencé à massacrer des centaines d’innocents en représailles des pertes subies. Dès le départ, ils ont fixé des règles du jeu que nous avons dû accepter. Nous savions que chacune de nos actions contre l’occupant serait suivie du meurtre de gens que nous connaissions et aimions, et cela nous brisait le cœur.
    Cette incroyable abjection des Allemands ne doit jamais être oubliée ni pardonnée. On apprendra aux enfants à se souvenir de ce principe ignominieux de la responsabilité collective… Quand nous redeviendrons libres, nous saisirons chaque occasion, nous nous assurerons toutes les chances qui s’offriront à nous de faire payer à ces monstres