Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
contrebande et les méthodes ingénieuses de toutes sortes visant à combattre le programme de famine allemand, tout était bon.
L’une de mes premières missions dès mon arrivée à Warszawa fut d’aller à Lublin porter des matériaux à un leader politique qui s’y cachait. Je montai dans le train, chargé d’une masse de bulletins de radio, de rapports et de journaux clandestins, enveloppés dans un papier journal, de façon à faire croire à une miche de pain ou autre paquet de nourriture. Je le portais ostensiblement sous mon bras pour éviter la suspicion et pouvoir m’en débarrasser facilement en cas de besoin.
Le trajet jusqu’à Lublin durait normalement environ six heures et bien plus avec les trains déglingués que les Allemands avaient laissés en Pologne. Mon wagon était vieux et sale. Une foule incroyable s’y pressait et presque tout le monde était là pour faire de la contrebande alimentaire. Toutes les places étaient prises, les couloirs du wagon regorgeaient de monde et les lavabos, dont les portes restaient grandes ouvertes, étaient bondés. J’étais au milieu, debout, comprimé par les autres voyageurs, et à chaque virage, à chaque coup de frein, je me cognais à mes voisins et à ceux, plus heureux, qui étaient assis.
Après trois heures de ce voyage cahotant et étouffant, il y eut un brusque arrêt en rase campagne quelques kilomètres avant Deblin. Je vis par la fenêtre un escadron de gendarmes allemands armés jusqu’aux dents s’affairer le long du train. C’était une de ces fouilles courantes que la Gestapo organisait contre le marché noir. Les papiers et les colis seraient examinés et l’on poserait des questions à chaque voyageur.
Personne ne pourrait sortir avant que les investigations ne soient terminées. Deux gendarmes se frayèrent lentement un chemin à travers la foule, depuis l’extrémité du wagon, en inspectant les papiers et les colis. Tenant mon paquet, je commençai à me glisser insensiblement vers l’autre bout. Je fus arrêté dans ma progression par la vue de deux autres gendarmes qui venaient dans la direction opposée. Les mâchoires de l’étau se resserraient sur moi et je cherchai un moyen de me débarrasser de mon paquet. Si je le laissais tomber près de moi, c’était mettre tous les gens du wagon en danger et je perdais irrémédiablement le paquet. Il y avait au milieu de la voiture une autre sortie, dont la portière avait sauté hors de ses gonds, si bien qu’elle était plaquée contre la cloison. Je me dirigeai vers cette sortie et m’appuyai nonchalamment contre la portière, avec l’air d’un homme qui tue le temps et regarde le paysage, en attendant que la fouille soit terminée. Alors, tenant mon bras le long de mon corps, je coinçai soigneusement le paquet entre la portière et la cloison.
Deux des gendarmes étaient maintenant tout près de moi. Je bâillai en m’étirant et reculai pour leur faire place. Je sortis mes papiers avec confiance, bien qu’intérieurement je fusse très ému. Mon identité était soigneusement préparée et ils passèrent rapidement sans le moindre soupçon. Plusieurs personnes furent toutefois arrêtées et de nombreux paquets confisqués.
Quelques minutes après que le train eut repris sa marche, tandis que tout le monde se calmait, je me mis en quête de mon paquet. Une vieille paysanne aux cheveux gris, toute ridée, le teint hâlé, se tenait contre la portière. Elle me bouchait le chemin et me riait au nez. Comme je m’approchais, elle se pencha et me tendit le paquet par-dessus les têtes de voyageurs :
— Faites passer ce paquet à ce jeune homme, cria-t-elle d’une voix qui résonna comme le tonnerre à mes oreilles horrifiées. Et ce n’est pas du lard !
J’étais effaré et commençai à nier qu’il fût à moi. Elle insistait en me le tendant d’une manière qui ne laissait aucune équivoque possible. J’avais peur qu’un indicateur allemand ne l’eût entendue ou qu’elle ne fit encore plus d’embarras. Passant de main en main, mon paquet me fut rendu. Personne ne posait la moindre question. Aussi je le saisis en murmurant de vagues explications et me retirai à travers la foule, le plus rapidement possible, vers la voiture voisine. J’étais hors de moi et en colère autant contre moi-même que contre cette exaspérante bonne femme.
Ma colère contre elle s’évapora après un moment de réflexion. Cette femme n’avait pas la moindre
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