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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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clandestinité, et parfois même interdits, je le rencontrai souvent. Cependant nous avions décidé que le reste de la famille n’en saurait rien. Il était convenu qu’il ferait semblant d’ignorer ce qu’il était advenu de moi pendant la guerre cx .
    Avec mon deuxième frère Adam, je n’avais jamais été très proche et décidai de ne pas me manifester. Mon troisième frère, Stefan, vivait dans des conditions difficiles. Il avait quarante-cinq ans et faisait des miracles pour faire subsister sa famille tant bien que mal cxi . Sa fille aînée, Zosia, que j’aimais beaucoup, venait d’avoir dix-sept ans, et son fils Rysiek avait seize ans. Je dus tenir compte de l’opinion de mon frère selon lequel son fils était sur « une mauvaise pente ». Il se trouvait sous l’influence de spéculateurs et s’intéressait beaucoup aux gains procurés par le marché noir. Nous sommes donc convenus que ce fils devait ignorer ma présence à Warszawa.
    La pire difficulté venait du grand nombre d’amis et de relations que je m’étais faits avant la guerre à Warszawa. Il était impossible de les éviter dans la rue, dans les lieux publics, les restaurants et presque partout. Il est presque aussi difficile de rester impassible devant le sourire d’un ami que de rester muet sous la torture de la Gestapo. Si j’étais le premier à reconnaître quelqu’un, je faisais mon possible pour m’éloigner sans attirer son attention. Si j’étais hélé avant d’avoir pu m’échapper, je pestais intérieurement et arborais un sourire mécanique.
    Au bout d’un certain temps, je trouvais le moyen de sortir de ces situations avec un minimum d’embarras. Je disais que je travaillais au service d’achat d’une usine près de Kielce, que je venais occasionnellement à Warszawa en voyage d’affaires. Je posais une ou deux questions rapides dont je n’attendais pas les réponses, puis j’assurais mon interlocuteur que j’étais absolument ravi de l’avoir rencontré mais que, malheureusement, j’étais trop occupé pour profiter de ma bonne fortune dans l’immédiat. Je suggérais un rendez-vous pour plus tard dans un café où nous aurions tout notre temps pour renouer notre amitié et parler du bon vieux temps. Les rendez-vous manqués qui s’ensuivaient ont dû m’aliéner bien des sympathies, mais c’était la seule méthode que je connaissais pour éviter des conséquences plus graves.
    Dans l’ensemble pourtant, la population de Warszawa s’adaptait avec une facilité remarquable au réseau de conspiration qui se tissait autour d’elle et qui englobait la vie entière de la ville. Il y avait tant de clandestins que le reste de la population commençait à considérer cela comme une chose naturelle. Les gens apprirent à ne pas commenter les faits et gestes de leurs connaissances et à ne pas se mêler des affaires d’un voisin bizarre. Ils apprirent aussi à ne jamais mentionner le nom d’un homme ou d’une femme dont ils ignoraient l’activité.
    À Warszawa, le nombre de gens qui étaient porteurs de faux papiers ou avaient quelque chose à cacher était impressionnant. Quand on rencontrait un ami que l’on n’avait pas vu depuis longtemps, il était probable que l’ami venait de sortir d’une cachette. On acceptait cela aussi facilement qu’on accepte le voyage d’un ami à la campagne. Peut-être trop facilement. Le « planquage » devint un sujet d’innombrables plaisanteries et de bons mots, non seulement parmi les Polonais, mais même dans les cabarets allemands. L’une des blagues les plus populaires est celle d’un Varsovien qui aperçoit dans un tramway, à l’extrémité opposée, un de ses vieux amis de Lviv.
    — Salut Wiesnewski, crie-t-il le plus fort qu’il peut, car il est coincé entre d’autres voyageurs. Qu’est-ce que tu f… à Warszawa ? Tu n’habites plus Lviv ?
    — Salut Lesinski, lui répond l’autre d’une voix aussi retentissante, ça me fait plaisir de te revoir. Mais cesse de m’appeler Wiesniewski ! Je me planque en ce moment.
    À vivre constamment en danger, on devient exceptionnellement sensible et vigilant dans certains cas, mais on a aussi tendance à relâcher cette vigilance devant les événements quotidiens de la vie, ce qui provoque souvent des drames.
    Parmi nos meilleurs hommes, certains furent pris non parce qu’ils avaient commis une maladresse ou avaient un instant manqué de clairvoyance, mais simplement parce qu’ils

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