Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
facilement reconnaissables à leur « cantine » militaire. Dans cette foule on repérait aisément les uniformes élégants des officiers de réserve, qui se faisaient signe, s’entr’appelaient, échangeaient des salutations. Je cherchai un visage familier et, n’en voyant pas, je me frayai un chemin à travers la foule. J’eus beaucoup de peine à y parvenir. Les wagons étaient pleins et toutes les places occupées. Les corridors étaient bondés, même les lavabos regorgeaient de monde. Chacun paraissait plein d’énergie, d’enthousiasme et même de gaieté.
Pendant le voyage, je pris peu à peu conscience de la gravité de la situation. Je n’avais pas encore la moindre idée de l’imminence du conflit, toutefois je voyais bien qu’il ne s’agissait pas d’une partie de plaisir mais bien d’une véritable mobilisation générale. À chaque gare, des wagons étaient ajoutés pour recevoir de nouveaux contingents, composés à présent surtout de paysans. Chacun paraissait plein d’ardeur et de confiance, à l’exception, bien entendu, des femmes – épouses, sœurs et mères –, qui envahissaient les quais ; véritables Niobés, elles se lamentaient, se tordaient les mains, étreignaient les hommes, essayaient d’empêcher leur départ. Les garçons, honteux, s’arrachaient des bras de leurs mères avec fermeté. Je me souviens d’avoir entendu un jeune homme d’une vingtaine d’années crier dans l’une des gares : « Laisse-moi partir, maman, tu viendras bientôt me voir à Berlin. »
À cause des arrêts interminables, à chaque station, pour accrocher des wagons et prendre d’autres mobilisés, le trajet jusqu’à Oswiecim demanda presque deux fois plus de temps qu’il n’en fallait. Lorsque nous atteignîmes la caserne, la nuit était déjà bien avancée et la chaleur ajoutée à la fatigue causée par les longues heures passées debout avait quelque peu altéré notre bonne humeur du départ. Après un assez bon dîner, si l’on considère l’heure à laquelle nous étions arrivés, nous nous sentîmes revivre, et je gagnai le quartier qui nous était réservé avec un groupe d’officiers dont j’avais fait connaissance au mess. Je ne trouvai pas tous les officiers de notre division. Deux batteries de l’artillerie montée avaient déjà été envoyées à la frontière. Seules la 3 e batterie et la 4 e de réserve se trouvaient encore à la caserne.
Il est difficile d’expliquer pourquoi, mais, au cours des soirées passées au club des officiers, par un accord tacite, nous nous efforcions d’éviter les sujets qui paraissaient trop polémiques ou trop graves. Quand, pour finir, nous nous lancions dans des considérations sur la situation actuelle et les possibilités qui nous étaient réservées, nos opinions tendaient à se confirmer l’une l’autre et à se figer en un optimisme uniforme, qui nous protégeait admirablement contre le doute, la crainte et le besoin de penser avec lucidité aux changements complexes de la politique européenne. Ces derniers s’accomplissaient avec une rapidité que nous ne pouvions ni ne désirions comprendre. Je sais que, pour ma part, j’interdisais à mon esprit de faire un effort pour saisir l’effrayant bouleversement qui se produisait. Toute ma façon de vivre, passée et présente, en aurait été trop profondément menacée.
Il y avait aussi les remarques que mon frère avait faites pendant les heures qui suivirent immédiatement la mobilisation. Mon frère, mon aîné de près de vingt ans, occupait un poste important dans le gouvernement et, aussi loin que ma mémoire remontait, il appartenait aux « milieux bien informés v ».
D’autres y joignirent des réflexions d’amis, de relations et leurs déductions personnelles. Tout cela mis bout à bout nous faisait conclure que notre mobilisation n’était que la riposte de la Pologne à la guerre des nerfs des nazis. L’Allemagne était faible et Hitler bluffait. Quand il verrait que la Pologne était « forte, unie et prête », il reculerait, et nous rentrerions tous chez nous. Sinon, le burlesque petit fanatique se ferait sévèrement corriger par la Pologne aidée par l’Angleterre et la France.
Un soir, notre commandant nous déclara carrément :
— Cette fois nous n’avons pas besoin de l’Angleterre et de la France. Nous pouvons lui régler son compte tout seuls.
Un camarade remarqua sèchement :
— Oui, mon commandant, assurément
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