Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
supériorité prétendue de ses rivaux en Europe ; échange d’opinions sur les mérites de la reprise de Madame Sans-Gêne ; petit scandale et plaisanteries habituelles lorsque quelqu’un découvrit que mes bons amis, Stefan Leczewski et M lle Marcelle Galopin, avaient disparu de la pièce – comme de coutume. La politique fut à peine abordée.
Nous avons bu de bons vins et dansé interminablement, surtout les danses européennes, valses et tangos. Et pour terminer, Hélène Susa de Mendes exécuta pour nous, avec son frère, les figures compliquées du tango portugais.
La soirée se termina tard. Les adieux furent longs et, dehors, des groupes continuèrent à prendre congé les uns des autres, à se donner des rendez-vous pour la semaine. Je rentrai chez moi fatigué, mais l’esprit si rempli de projets enivrants que j’eus de la peine à m’endormir.
Il me sembla que je venais à peine de fermer les yeux lorsque j’entendis frapper bruyamment à la porte d’entrée. Je sortis du lit et commençai à descendre l’escalier, en pressant le pas avec irritation à mesure que les coups redoublaient de violence. J’ouvris. Un policier se tenait devant moi, impatient et maussade : il me tendit une fiche rouge, marmonna quelque chose et s’en fut.
C’était un ordre secret de mobilisation. J’étais informé que je devais quitter Warszawa dans les quatre heures pour rejoindre mon régiment. J’étais sous-lieutenant de l’artillerie montée et mon régiment était cantonné à Oswiecim iii , juste à la frontière polono-allemande. La manière dont cet ordre m’avait été remis, ou peut-être l’heure à laquelle il était arrivé, ou encore le fait qu’il bouleversait tant de mes projets, me rendit subitement sérieux et même sombre.
J’allai réveiller mon frère et ma belle-sœur. Ils ne furent nullement impressionnés ni alarmés et je me sentis un peu ridicule d’avoir pris un air aussi grave.
Pendant que je m’habillais et me préparais, nous discutâmes de la situation. Nous conclûmes qu’il s’agissait certainement d’une mobilisation très limitée, visant uniquement une poignée d’officiers de réserve pour leur rappeler la nécessité de se tenir prêts. Ils me recommandèrent de ne pas trop me charger – ma belle-sœur protesta quand je voulus emporter des sous-vêtements d’hiver.
— Tu ne pars pas pour la Sibérie, me dit-elle en me regardant comme si j’étais un écolier trop romantique. Tu seras de retour dans un mois.
Je me rassérénai. Cela pouvait même devenir amusant. Je me rappelai qu’Oswiecim était situé au milieu d’une belle région de plaines. J’étais un cavalier passionné et je me délectais à l’idée de galoper en uniforme sur un superbe cheval de l’armée. J’emballai mes meilleures bottes. Je fus gagné par l’impression de me rendre à une parade militaire. Je terminai mes bagages presque joyeusement. Et j’ai même compati ironiquement au sort de mon frère puisque l’armée n’avait pas besoin pour le moment de « vieux monsieur ». Il répliqua par quelques mots vigoureux et me menaça d’une correction si je n’arrêtais pas. Ma belle-sœur nous pria de cesser nos gamineries. J’achevai en hâte mes préparatifs.
Lorsque j’arrivai à la gare, il me sembla que tous les hommes de Warszawa étaient là. Je me rendis compte tout à coup que la mobilisation n’était « secrète » qu’en ce sens qu’il n’y avait eu ni affiches ni avis publiés. Des centaines de milliers d’hommes avaient sûrement été appelés.
Je me souvins d’une rumeur qui avait couru deux ou trois jours auparavant, selon laquelle le gouvernement avait voulu ordonner la mobilisation générale devant la menace allemande, et en avait été empêché par les mises en garde des représentants de la France et de l’Angleterre. Il ne fallait pas « provoquer » Hitler. À cette époque, l’Europe croyait encore à l’apaisement et à la réconciliation. L’autorisation de mobiliser « secrètement » fut finalement accordée à contrecœur au gouvernement polonais, au vu des préparatifs d’attaque effectués presque ouvertement par les Allemands iv .
Tout cela, je ne devais l’apprendre que bien plus tard. À ce moment-là, le souvenir des rumeurs qui avaient couru me troublait aussi peu que la première fois que je les avais entendues. Partout autour de moi des milliers de civils mobilisés grouillaient près des trains,
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