Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
ville, un grand vacarme se fit entendre percé par les sons d’un haut-parleur. Quelqu’un parlait. La source de ces sons était dissimulée par le virage et les mots déformés nous parvenaient par bribes. Impossible d’en saisir le sens. Nous sentîmes qu’il se passait quelque chose de grave et malgré notre fatigue nous nous mîmes à courir. Après le tournant se découvrit une longue ligne droite dont les quelque deux cents premiers mètres étaient déserts. Les groupes disséminés que nous avions l’habitude de voir progresser devant nous s’étaient fondus en une seule masse sur le bas-côté. Au loin, sur la route, on voyait une longue file de camions militaires et de tanks, mais nous ne pouvions distinguer à quelle nation ils appartenaient.
Quelques-uns de nos hommes, très excités, nous dépassaient en courant et l’un d’eux, doté à l’évidence d’un regard d’aigle, s’écria :
— Les Russes, les Russes ! Je vois la faucille et le marteau.
Bientôt, il n’était plus besoin d’avoir une vue perçante pour constater qu’il disait vrai. À chaque pas nous rapprochant du haut-parleur les paroles devenaient plus nettes. C’était du polonais. Quelqu’un parlait en polonais avec ces intonations chantantes des Russes quand ils parlent notre langue. Nous nous approchâmes autant que la foule massée le permettait mais la voix se tut. Les soldats polonais se tenaient rassemblés autour de ce que nous reconnaissions maintenant pour un camion de radio russe et ils se mirent à parler de ce qu’ils avaient entendu.
Nous distinguions à présent la faucille et le marteau peints en rouge sur la plupart des chars et des camions russes. Les camions étaient bondés de soldats armés jusqu’aux dents. La voix de la radio nous confirma les rumeurs que nous avions entendues auparavant. Elle invitait les hommes rassemblés autour de la voiture à se joindre aux Russes, « comme des frères ».
Tandis que chacun de nous donnait son opinion sur ce qu’il convenait de faire, nous fûmes tous réduits au silence par une voix impatiente qui tonnait par le haut-parleur d’un des camions soviétiques :
« Hé ! vous, alors, est-ce que vous êtes avec nous, oui ou non ? Nous n’allons pas rester au milieu de la route toute la journée à attendre que vous vous décidiez. Vous n’avez rien à craindre. Nous sommes des Slaves comme vous, pas des Allemands. Nous ne sommes pas vos ennemis. Je suis le commandant du détachement. Envoyez-moi quelques officiers comme porte-parole. »
Un bourdonnement confus s’ensuivit du côté polonais, fait de centaines d’opinions et commentaires différents qui se donnaient libre cours. Les soldats, en général, étaient sombres et hostiles à la proposition, les officiers hésitants, ils paraissaient mécontents de tout, y compris d’eux-mêmes. J’étais moi-même complètement perdu et mon cœur battait si furieusement que je pus à peine répondre à une ou deux questions qui me furent posées.
Quelques officiers pensèrent que nous serions en meilleure position pour discuter si nous maintenions les apparences d’un corps militaire. Des sous-officiers commencèrent à circuler parmi les soldats pour essayer de les rassembler en formations. C’était tout à fait vain, puisque nous n’étions alors guère plus qu’un troupeau, un conglomérat d’officiers, d’hommes et de sous-officiers mêlés – dont pas même une douzaine semblaient provenir de la même unité. Beaucoup de soldats n’étaient plus armés et il n’y avait ni mitrailleuses ni canons. L’indécision continuait et menaçait de se prolonger indéfiniment.
Parmi les officiers se trouvaient deux colonels. Ils s’étaient entretenus un moment et s’étaient enfin mis d’accord pour un plan d’action. Ils firent signe aux officiers les plus âgés de se joindre à eux et tinrent conseil à voix basse. À la fin, un capitaine se détacha du groupe, tira de sa poche un mouchoir blanc défraîchi et, en l’agitant au-dessus de sa tête, marcha précautionneusement vers les chars soviétiques.
La foule le regardait comme s’il avait été un personnage de théâtre, un acteur traversant la scène au moment pathétique. Personne ne bougeait. Nous le suivîmes des yeux, dans un silence oppressé jusqu’à ce qu’un officier de l’Armée rouge apparût entre les chars. Les deux officiers marchèrent à la rencontre l’un de l’autre, se saluèrent rapidement et
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