Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
silencieuse et timide, semblait lasse de l’existence de bête traquée qu’elle était obligée de mener, et avait l’air épuisé. Elle a peut-être été prise par la Gestapo. En tout cas, une fois dans la Résistance, il était difficile de la quitter, d’adopter un autre genre de vie et de trouver un travail normal.
Un jour, je lui demandai pourquoi elle était si triste et si découragée. Elle me répondit à contrecœur :
— Ai-je des raisons d’être heureuse ?
— Cela va-t-il si mal ? lui demandai-je, en m’attendant presque à une rebuffade.
Elle me répondit d’un ton bourru :
— Comme pour n’importe qui d’autre, on ne s’enrichit pas en temps de guerre.
Elle s’assit sur une chaise et se détendit un instant. Il me vint à l’esprit qu’elle pouvait avoir faim. Elle était terriblement maigre, avec un teint verdâtre et malsain. Ses yeux brillaient étrangement, comme si elle avait la fièvre.
— Voulez-vous dîner avec moi ? lui dis-je. J’ai du pain, de la marmelade et des tomates. Je regrette de ne rien pouvoir vous offrir de chaud. Je n’ai pas de charbon et je ne peux avoir d’eau chaude que lorsque ma logeuse fait la cuisine.
— Merci, répondit-elle. Pourriez-vous me donner un verre d’eau ?
Je lui apportai l’eau et la regardai tandis qu’elle mangeait lentement le pain noir, dur et insipide et la marmelade de betteraves. Il était étrange de la voir dévorer cela avec recueillement, savourant chaque bouchée avant de l’avaler. Lorsqu’elle eut fini, elle but un verre d’eau. Elle refusa énergiquement une de mes deux tomates en disant que j’en avais besoin moi-même.
Nous causâmes un instant.
— Depuis combien de temps distribuez-vous la presse clandestine ? lui demandai-je.
— Trois ans, répondit-elle vivement.
Nous étions alors en août 1942. Elle avait donc fait ce travail depuis le début de la guerre.
— Et vous n’avez rien fait d’autre, pendant ces trois années ?
— Non, c’est ma spécialité. Mon chef trouve que j’ai des aptitudes exceptionnelles à me « fondre dans le paysage » parce que je n’ai pas l’air très intelligent.
Nous nous mîmes à rire tous les deux. Son visage fut transformé pendant ce bref moment d’hilarité. Le rire arrondissait ses joues, lui donnait un air plus normal.
— De combien de personnes vous occupez-vous ? lui demandai-je.
— J’ai cent vingt points à visiter, répondit-elle d’une voix impassible.
Je faillis sursauter. Cela représentait une somme de travail incroyable. Elle remarqua ma stupéfaction.
— Oui, dit-elle. Je me rends à cent vingt adresses deux fois par semaine.
— Cela fait à peu près combien par jour ?
— À peu près quarante, répondit-elle. Cela varie. Parfois, je m’arrête un peu plus tôt, quand je suis trop fatiguée.
Je la regardai d’un air compatissant.
— Il est temps de m’en aller, dit-elle en se levant pesamment. J’ai encore onze courses à faire aujourd’hui.
— Cela doit vous fatiguer, dis-je.
— Non, répondit-elle. Mais, vous savez, je ne rêve plus qu’à une seule chose. Je voudrais que la guerre soit finie et avoir un travail où je puisse rester toujours au même endroit, et que ce soient les autres qui viennent me voir. Je voudrais tenir une maison de retraite pour dames.
Je ne sus que lui répondre.
— Merci pour le dîner, dit-elle en sortant.
Et cependant Bronka s’estimait heureuse en comparaison de ces femmes qui, comme elle disait, « avaient des relations avec les Allemands ». C’était la formule ignominieuse appliquée à toute femme qui avait été aperçue dans la rue avec un Allemand, ou qui avait pris une consommation dans un café avec l’un d’entre eux. Ces femmes étaient entourées d’un mépris qui aurait dû les rendre extrêmement malheureuses. Cependant, Bronka m’apprit qu’il fallait faire des distinctions parmi elles.
— Certainement, me dit-elle, il y a des femmes qui vivent avec les Allemands, et il faut les blâmer. Mais certaines d’entre elles n’ont pas le choix.
Et elle me raconta l’histoire d’une femme qu’elle connaissait, qui avait été classée par ses voisins comme « ayant des relations avec les Allemands ». Elle vivait dans un petit appartement de deux pièces, bien meublé. Son mari était prisonnier en Allemagne. C’était une femme de la classe moyenne, ni plus ni moins patriote que les autres. Elle recevait la presse
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