Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
clandestine et faisait ce qu’elle pouvait normalement faire.
Quelques mois auparavant, les Allemands lui avaient imposé un locataire. Celui-ci, au bout de quelque temps, lui proposa d’aller au café avec lui écouter de la musique. Elle refusa jusqu’à six fois ; l’Allemand exaspéré lui dit alors que si elle ne l’accompagnait pas au café, il la ferait envoyer dans un camp de concentration.
— Que vouliez-vous qu’elle fit ? me dit Bronka avec indignation. Ce n’est pas Jeanne d’Arc, ce n’est qu’une malheureuse femme qui veut vivre jusqu’à la fin de la guerre pour retrouver son mari. Elle n’avait personne à qui s’adresser. Elle ne fait pas partie de la Résistance. Elle n’avait pas le choix. Et les hommes la traitent de noms affreux. Tous les gens la regardent de travers au café, elle a peur d’eux et de l’Allemand, et souvent elle est dans les transes parce qu’il y a un journal clandestin dans son sac. Ce n’est pas si facile. Les femmes souffrent encore plus que les hommes dans cette guerre…
ChapitreXXVI Un mariage par procuration
Il avait pour pseudonyme Witek et était l’une des figures de proue d’une organisation qui se consacrait surtout à des questions éducatives et religieuses cxxiii . Avec un groupe d’amis, il s’était fixé pour tâche de préserver l’éthique de la jeunesse polonaise. Witek, qui éditait en outre un périodique : Prawda (Vérité), était un homme d’environ trente-cinq ans, très doué, courageux et entreprenant. Il était le moteur de cette organisation ; l’inspiratrice en était une femme de lettres connue, l’un des écrivains importants de la Pologne. C’était elle qui imprimait à cette organisation son caractère spécifique, attirant par son charisme de nouveaux membres auxquels elle communiquait son ardeur passionnée cxxiv .
L’agent de liaison et assistante de Witek était une jeune fille qui répondait au pseudonyme de Wanda. Ils formaient un trio inséparable. Toujours gais, pleins d’espoir et infatigables, ensemble ils écrivaient, publiaient et distribuaient des brochures remarquables, dont certaines atteignirent les pays étrangers et furent traduites. C’est ainsi qu’on traduisit en anglais leur brochure Golgotha, qui décrivait le camp de concentration de KL Auschwitz à Oswiecim cxxv . J’allais souvent les voir, sans autre but que de respirer l’atmosphère vivifiante d’optimisme, de sérénité et d’activisme passionné qui les entourait.
Au milieu de l’année 1942, ils furent séparés. Wanda, arrêtée par hasard au cours d’un contrôle de papiers, fut emprisonnée puis torturée par la Gestapo, mais ne révéla rien. Elle ne fut pas envoyée dans un camp de concentration, mais on refusa de la relâcher et on la garda dans la prison Pawiak de Warszawa cxxvi . Nous réussîmes à établir le contact avec elle. Witek et Wanda s’écrivaient chaque semaine des lettres que nous parvenions à faire entrer et sortir de la prison. Witek la tenait soigneusement au courant des événements extérieurs, et elle lui racontait ce qui se passait à l’intérieur de la prison, le pressant, ainsi que nous tous, de ne pas perdre courage, comme si notre sort était pire que le sien. Puis, chose incroyable, un sentiment nouveau naquit entre eux, soit que les événements aient simplement révélé ce qu’ils éprouvaient, soit qu’ils aient cédé à la tension nerveuse à laquelle ils étaient tous deux soumis.
Séparés par les portes de la prison, sous l’influence de leurs lettres, ils tombèrent profondément amoureux l’un de l’autre. Je me rappelle l’émotion et la fierté de Witek me montrant une lettre qu’il avait reçue de Wanda. Elle lui disait qu’elle avait pris conscience de son amour pour lui pendant qu’elle était en prison. Il fut bouleversé et pendant une semaine essaya de préparer une réponse sincère et digne du message qu’il avait reçu. Il n’hésita pas à demander conseil à l’écrivain ainsi qu’à moi-même, aussi gauche et naïf qu’un écolier.
Nous le taquinâmes un peu et lui suggérâmes d’accepter que l’écrivain lui dicte cette réponse qu’elle saurait certainement mieux composer. Cette petite plaisanterie n’amusa pas Witek. Finalement, il rassembla son courage et écrivit : il dit à Wanda qu’il l’avait toujours aimée, mais qu’il n’avait jamais eu le courage de le lui dire. Elle lui avait enfin permis d’exprimer ses
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