Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
la rue se tenaient deux adolescents dans l’uniforme des Jeunesses hitlériennes. Ils n’avaient pas de casquettes et leurs cheveux blonds brillaient au soleil. Avec leurs visages ronds aux joues roses et leurs yeux bleus, ils étaient l’image de la santé et de la vie. Ils bavardaient, riaient, se poussaient, dans un accès de gaieté. À ce moment, le plus jeune sortit un revolver de sa poche de côté et je compris alors pour la première fois à quoi j’assistais. Ses yeux cherchaient une cible avec la concentration amusée d’un gamin à la foire.
Je suivis son regard. Je remarquai alors que la rue était déserte. Les yeux du garçon s’arrêtèrent sur un point qui était en dehors de mon champ visuel. Il leva le bras et visa soigneusement. La détonation éclata, suivie d’un bruit de verre brisé, puis du cri horrible d’un homme à l’agonie.
Le garçon qui avait fait feu poussa un cri de joie. L’autre lui frappa sur l’épaule et lui dit quelque chose, apparemment pour le féliciter. Ils restèrent là quelque temps, souriants, gais, insolents. Puis ils partirent bras dessus bras dessous, en bavardant joyeusement comme s’ils revenaient d’une compétition sportive.
Je restais là, le visage collé à la fenêtre, pris d’une telle panique que je ne pouvais plus trouver la force ni de faire un pas ni de dire un mot. Dans la chambre, tous étaient silencieux. Il me semblait que si je faisais le plus léger mouvement, si je bougeais le moindre muscle, je précipiterais l’arrivée d’une scène dans le genre de celle à laquelle je venais d’assister.
Je ne sais pas combien de temps je demeurai ainsi. Enfin, je sentis une main sur mon épaule. Réprimant un sursaut nerveux, je me retournai. Une femme, la locataire de l’appartement, dont le visage décharné paraissait crayeux dans la lumière terne, se tenait derrière moi. Elle me dit en faisant des gestes :
— Vous êtes venu nous voir ? Cela ne sert à rien. Allez-vous-en. Sauvez-vous. Ne vous torturez plus ainsi.
Mes deux guides étaient assis sur un lit bancal, immobiles, la tête entre les mains. Je m’approchai d’eux.
— Partons, leur dis-je en bégayant. Emmenez-moi. Je suis très fatigué. Il faut que je m’en aille. Je reviendrai une autre fois.
Ils se levèrent silencieusement. Nous dégringolâmes l’escalier sans dire un mot. Une fois dans la rue, je me mis presque à courir, et je conservai cette allure précipitée jusqu’à ce que je fusse hors du ghetto. Nous n’avions pas de raison de nous hâter et, de plus, cela pouvait éveiller les soupçons, mais j’éprouvais le besoin de respirer de l’air pur, de boire de l’eau fraîche et tout me semblait ici pollué par la mort et la pourriture. J’évitais de toucher quoi que ce fût. J’aurais refusé un verre d’eau dans cette cité de la mort, même si j’avais été mourant de soif. Je retenais jusqu’à ma respiration. Dans la cave rue Muranowska, nous avons changé nos vêtements, le bundiste et moi, et regagné le côté « aryen ». Notre guide est resté.
Je revins deux jours après et parcourus à nouveau, trois heures durant avec mes guides, les rues de cet enfer pour le mémoriser. J’ai vu un enfant mourir sous mes yeux, un vieillard agoniser, des policiers juifs battre à coups de matraque une vieille femme. Juste avant de quitter le « quartier interdit », nous sommes entrés dans un logement boire un peu d’eau. La vieille femme qui y habitait avait certainement été prévenue de notre arrivée. Elle ne se plaignit pas. Elle me tendit de l’eau… dans un verre à vin en cristal. Ce devait être son dernier objet de valeur…
J’ai raconté ce que j’ai vu dans le ghetto en Angleterre et aux États-Unis, j’en ai informé des membres importants des gouvernements. Je me suis entretenu avec les leaders juifs des deux continents. J’ai dit ce que j’avais vu dans le ghetto à quelques-uns des plus grands écrivains du monde – à H.G. Wells, à Arthur Koestler, aux membres du PEN Club en Angleterre et aux États-Unis – afin qu’ils le racontent à leur tour avec plus de force et de talent que moi.
À London, après cinq semaines remplies de conférences, de rencontres et d’entretiens qui me mobilisaient chaque jour de 9 heures du matin à minuit, je fus avisé finalement que Szmul Zygielbojm clii , le leader du Bund en émigration et membre de notre Conseil national, souhaitait me rencontrer.
Il était
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