Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
laissé à la place ceux d’un de ses collègues, lequel était, paraît-il, retourné dans son village. Je crois plus probable qu’il avait déserté et vendu ses papiers, ce qui était alors courant en Pologne. L’uniforme et les bottes m’allaient parfaitement, mais la casquette me descendait jusque sur les oreilles. Je la bourrai avec du papier. Je demandai alors à mon compagnon quelle allure j’avais et il me répondit qu’il n’avait pas vu de longtemps un Ukrainien aussi typique.
Une ou deux heures plus tard arriva le gardien ukrainien qui devait m’accompagner. Il parlait très bien le polonais. Son plan d’opération demeurait inchangé : nous allions entrer par la porte est, comme prévu, gardée par deux Allemands. Ils ne contrôlaient jamais les papiers des gardiens ukrainiens ; il suffirait de les saluer et leur dire bonjour en allemand. Une fois entrés, mon compagnon me conduirait à un endroit d’où je pourrais tout voir. Je n’aurais qu’à rester à ma place et je pourrais tout observer. Après quoi, nous nous joindrions au groupe de gardiens quittant le camp, et sortirions avec eux. Il réitéra ses recommandations : je devais absolument éviter tout contact avec les autres gardiens ukrainiens car ils ne manqueraient pas de s’apercevoir que je n’étais pas un des « leurs ».
Mon Ukrainien me scruta d’un œil critique et commença à me manier comme un pantin : je dus cirer mes bottes, ajuster ma cravate et serrer ma ceinture ; je dus même rectifier mon allure générale qui n’était pas assez martiale. Il m’expliqua que les Allemands étaient très stricts sur la question de l’aspect extérieur et qu’ils ne toléraient pas chez « leurs Lituaniens, Estoniens et Ukrainiens » une tenue négligée.
Le camp se trouvait à peu près à deux kilomètres de la boutique. Nous nous engageâmes dans un sentier pour éviter les rencontres. Il fallait vingt minutes à peu près pour se rendre au camp, mais au bout de mille cinq cents mètres nous commençâmes à entendre des cris de commandement, des hurlements et des coups de feu ; à mesure que nous nous rapprochions, les cris devenaient de plus en plus distincts.
— Que se passe-t-il, qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je.
— Les Juifs commencent à avoir chaud, répondit mon compagnon, apparemment très satisfait de sa plaisanterie.
Mon regard sévère dut l’étonner car il changea de ton et grommela en haussant les épaules :
— C’est normal, il y a une nouvelle fournée.
Je n’en demandai pas plus et nous continuâmes à avancer tandis que les cris allaient en augmentant ; de temps à autre un hurlement particulièrement inhumain me faisait dresser les cheveux sur la tête.
— Quelles sont les chances d’évasion de ces gens ? demandai-je à mon compagnon, espérant une réponse optimiste.
— Aucune, me répondit-il, une fois qu’ils sont arrivés ici, les carottes sont cuites.
— Même une seule personne, c’est impossible ?
— Bah ! peut-être que si… mais il faut une aide, répondit-il prudent.
— De qui ?
— D’un gardien. Peut-être un gardien qui me ressemble. Mais c’est un risque fou. Si un tel gardien se faisait prendre en train d’aider un Juif, c’est une balle dans la tête immédiatement pour les deux !
Mais je l’avais quand même intéressé car, tout en marchant, il m’observait du coin de l’œil. Je faisais semblant de ne rien remarquer. Il n’y tint plus et ajouta, malin :
— Bien évidemment, si un tel Juif payait honnêtement, peut-être alors parviendrait-on à combiner quelque chose. Mais le risque est le risque !
— Comment pourraient-ils te payer, mon cher ? Ils n’ont plus rien !
— Et qui leur demande de l’argent, à eux ? C’est payable d’avance. Avec eux – d’un mouvement de tête il montra le camp – personne ne ferait affaire. On ne peut traiter qu’avec des gens de l’extérieur. Des gens comme vous. Si un type vient me voir et me dit que demain il y aura dans le transport tel et tel Juif, alors je peux m’en occuper. Une condition : le fric allongé d’avance.
C’est ainsi qu’il abattit ses cartes.
— Vous avez déjà sauvé quelqu’un ainsi ?
— Plusieurs. Pas trop. On pourrait davantage…, dit-il en riant.
— Y a-t-il beaucoup de gens comme vous qui les sauvent ainsi ?…
— Sauver ? Qui voudrait les sauver ? Il s’agit d’affaires…
Il avait un point de vue
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