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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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demeuré en Pologne jusqu’en 1940, travaillant dans l’organisation clandestine juive. Il était membre du Conseil de la communauté juive de Warszawa et, d’après ce que je sais, l’un des otages détenus un temps par les Allemands. Il avait ensuite gagné London, délégué par le Bund pour représenter les socialistes juifs au gouvernement polonais en exil.
    Notre rencontre fut fixée le 2 décembre 1942, à Stratton House, près de Piccadilly, au siège du ministère polonais de l’Intérieur. C’était un bâtiment énorme ; quand je finis par trouver au quatrième étage le numéro du local indiqué, Zygielbojm m’y attendait déjà, assis derrière un modeste bureau. Il paraissait fatigué. Il avait un type que j’avais souvent rencontré parmi les leaders juifs, le regard perçant et méfiant du prolétaire qui s’est élevé jusqu’à l’élite du pouvoir. Sa jeunesse avait dû être dure.
    — Que voulez-vous savoir ? lui demandai-je.
    — Tout ce qui concerne les Juifs, mon cher. Je suis juif moi-même. Dites-moi tout ce que vous savez.
    Je commençai mon récit. Zygielbojm m’écoutait intensément, avidement, il était penché vers moi, une main sur chaque genou, les yeux grands ouverts. Il voulut tout savoir, s’enquit des détails les plus concrets de l’aspect des maisons, des enfants, des paroles exactes de la femme qui m’avait mis la main sur l’épaule pendant que j’assistais à la « chasse ». Il me demanda mes impressions sur le leader du Bund : comment était-il habillé, comment parlait-il, était-il nerveux ? Il me demanda de lui décrire les cadavres qui gisaient dans les rues du ghetto. Je fis de mon mieux pour le satisfaire. À la fin de l’entretien, j’étais épuisé. Il semblait encore plus fatigué que moi, les yeux lui sortaient presque des orbites. Tandis que nous nous serrions la main, il me regarda droit dans les yeux :
    — Monsieur Karski, je ferai tout ce que je pourrai pour les aider. Tout ce que je pourrai. Je ferai tout ce qu’ils demandent. Vous me croyez, n’est-ce pas ?
    Ma réponse fut plutôt froide et impatiente. Je me sentais fatigué, à bout, après toutes ces interviews, toutes ces conférences…
    — Bien sûr que je vous crois. Je suis certain que vous ferez tout ce que vous pourrez. Mon Dieu, chacun d’entre nous fait de son mieux.
    Je crois qu’au fond je pensais que Zygielbojm se vantait, ou qu’il me promettait plus qu’il ne pouvait. Je me sentais harassé. Il m’avait posé tant de questions inutiles… Est-ce que je le croyais ? Quelle différence cela faisait-il, que je le crusse ou non ? Je ne savais plus ce que je croyais et ce que je ne croyais pas. Il n’avait pas le droit de m’importuner davantage. J’avais assez de mes propres ennuis…
    Quelques mois passèrent : dans le tourbillon dans lequel je vivais, j’avais bel et bien oublié Zygielbojm. Le 13 mai 1943 apporta l’épilogue de notre rencontre. Je me souviendrai de ce jour jusqu’à la fin de ma vie. J’étais assis dans ma chambre du Dolphin Square, où je me reposais un instant, lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Je le laissai délibérément sonner trois ou quatre fois, puis saisis le récepteur à contrecœur. C’était un fonctionnaire de Stratton House que je connaissais.
    — Monsieur Karski ? Je suis chargé de vous prévenir que Szmul Zygielbojm, membre du Conseil national polonais et représentant du Bund à London, s’est suicidé hier. Il a laissé des notes disant qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu pour venir en aide aux Juifs de Pologne, mais qu’il avait échoué, que tous ses frères avaient péri et qu’il allait les rejoindre. Il s’est asphyxié au gaz.
    Je raccrochai.
    Tout d’abord, je ne ressentis rien, puis je fus assailli par une vague de tristesse, mêlée d’un sentiment de culpabilité. Il me sembla que c’était moi qui avais signifié à Zygielbojm son arrêt de mort, même si je n’avais servi que d’instrument. Il me vint à l’esprit qu’il avait pu trouver ma réponse à sa dernière question trop froide et trop peu cordiale. J’étais devenu, me dis-je, tellement cynique, tellement dur et superficiel dans mes jugements, que je ne pouvais plus évaluer le degré d’abnégation possible chez un homme comme Zygielbojm. Durant les jours qui suivirent, je sentis s’évanouir ma confiance en moi et dans ma tâche, et je me forçai à travailler deux fois plus pour échapper à

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