Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
la rue, comme si nous avions peur d’être contaminés.
Nous dépassâmes une misérable imitation de parc – un petit espace de terrain relativement propre où une demi-douzaine d’arbres presque dépourvus de feuilles et un carré d’herbe avaient réussi à survivre. Il grouillait de monde. Les mères, entassées sur des bancs, y donnaient le sein à des nourrissons chétifs. Des enfants, dont tout le squelette était apparent, y jouaient en tas.
— Ils jouent avant de mourir, me dit mon compagnon de gauche, la voix étranglée par l’émotion.
Sans même réfléchir je rétorquai – et ces mots m’ont comme échappé :
— Mais ces enfants ne jouent pas ! Ils font seulement croire qu’ils jouent.
Nous entendîmes un bruit de pas cadencés. Un groupe d’une centaine de jeunes gens approchait. Ils marchaient en rangs, au milieu de la rue, et étaient escortés par des policiers. Leurs vêtements étaient déchirés et sales mais ils paraissaient plus forts, mieux nourris. Malgré cette apparence plus prospère, ils avaient l’air de robots. Leur démarche était raide, leurs traits figés par la fatigue, leurs yeux brillants et fixés droit devant eux, comme si rien ne pouvait distraire leur attention.
— Ceux-ci ont de la chance, me dit le leader du Bund. Les Allemands les jugent encore utiles. Ils peuvent travailler à la réparation des routes et des voies. Ils sont protégés aussi longtemps que leurs mains ont la force de travailler. Tout le monde les envie ici. Nous avons sauvé des milliers d’hommes en leur procurant de faux papiers attestant qu’ils avaient travaillé à des ouvrages de ce genre. Mais cela ne peut pas durer bien longtemps.
Nous rencontrions fréquemment des cadavres, gisant nus sur le sol.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je à mon guide. Pourquoi sont-ils nus ?
— Quand un Juif meurt, me répondit-il, sa famille lui enlève ses vêtements et jette son corps dans la rue. Sinon, il faut payer les Allemands pour qu’il soit enterré. Et le tarif est si élevé que personne ici ne pourrait l’acquitter. En outre, cela permet de récupérer ses habits. Le moindre chiffon compte, ici.
Je frissonnai. Une phrase me vint à l’esprit, que j’avais souvent entendue, mais que je n’avais jamais bien comprise avant cet instant : Ecce homo, voici l’homme.
J’aperçus un vieillard vacillant qui se tenait aux murs des maisons pour ne pas tomber.
— Je ne vois pas beaucoup de gens âgés, dis-je. Est-ce qu’ils restent chez eux toute la journée ?
La voix qui me répondit me sembla sortir de la tombe.
— Non. Il n’y en a plus !… Ils sont partis à Treblinka ! Peut-être sont-ils au ciel ? Les Allemands, cher Monsieur, sont un peuple pratique. Ceux dont les muscles sont encore capables d’un effort sont employés aux travaux forcés. Les autres sont exterminés par catégories. D’abord les malades et les vieillards, puis les inutiles, puis ceux dont le travail n’est pas en liaison directe avec les nécessités de la guerre, enfin ceux qui travaillent aux routes et dans les usines. Puis les policiers juifs qui détruisent leurs proches croyant ainsi sauver leur peau. Mais nous partirons tous ! Tous dans la même direction !
Notre guide disait cela sans émotion.
Soudain, des hurlements, un mouvement de panique : les femmes sur la petite place saisissaient leurs enfants et fuyaient vers les maisons les plus proches.
Mes compagnons me prirent par le bras. Je ne voyais rien et ne savais pas ce qui arrivait. J’eus peur et crus que j’avais été reconnu. Ils m’entraînèrent sous le premier porche venu.
— Vite, vite, il faut que vous voyiez cela. Il faut que vous le disiez au monde. Dépêchez-vous !
Nous grimpâmes au dernier étage. J’entendis un coup de feu. Ils frappèrent à une porte. Elle s’entrouvrit et un visage pâle, émacié, apparut.
— Vos fenêtres donnent-elles sur la rue ? demanda le leader du Bund.
— Non, sur la cour. Que désirez-vous ?
Le leader claqua la porte avec humeur. Il courut à la porte opposée et y frappa à coups de poing. Elle s’ouvrit. Il repoussa un jeune garçon qui rentra précipitamment dans la pièce avec des cris de frayeur. Ils me poussèrent vers la fenêtre et me dirent de regarder à travers le rideau.
— Maintenant, vous allez voir quelque chose. La chasse. Vous ne l’auriez jamais cru si vous ne l’aviez vu par vous-même.
Je regardai. Au milieu de
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