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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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nous concerter. Sur la gauche de l’entrée, à quelque cent mètres ou plus, je remarquai une voie de chemin de fer, ou plus exactement une sorte de rampe. On avait construit, avec des planches, une sorte de passage menant du camp à la voie ferrée où se trouvait arrêté un vieux train de marchandises d’au moins trente wagons, sales et poussiéreux.
    Mon compagnon ukrainien suivit la direction de mon regard. Il me renseigna avec empressement :
    — C’est le train qu’on va charger. Vous allez voir.
    Nous atteignîmes l’entrée du camp. Deux sous-officiers allemands s’y tenaient ; j’entendais des bribes de leur conversation. Je m’arrêtai un instant et mon Ukrainien, croyant que j’hésitais, me donna une tape dans le dos :
    — Avancez, avancez, me chuchota-t-il avec importance, n’ayez pas peur, ils ne regarderont même pas vos papiers, ils ne font pas attention aux types qui portent cet uniforme.
    Nous franchîmes le portail et nous nous perdîmes dans la foule après avoir ostensiblement salué au passage les deux sous-officiers qui nous rendirent négligemment notre salut.
    — Suivez-moi, me dit mon guide. Je vais vous conduire à une bonne place.
    Nous dépassions justement un vieillard. Il était assis sur le sol entièrement nu et se balançait d’avant en arrière. Ses yeux brillaient et il ne cessait de cligner des paupières. Personne ne prêtait attention à lui. À ses côtés gisait un enfant en guenilles. Il était secoué de spasmes et regardait tout autour avec effroi. La masse des Juifs vibrait, tremblait, se déplaçait de-ci de-là, de façon folle et spasmodique. Ils agitaient les mains, hurlaient, se querellaient, crachaient les uns sur les autres, blasphémaient. La faim, la soif, la terreur et l’épuisement en avaient fait des insensés. On les laissait, paraît-il, trois ou quatre jours dans le camp sans une goutte d’eau ni un morceau de pain.
    Ils venaient tous des ghettos clvii . Lorsqu’on les avait emmenés, on leur avait permis de prendre avec eux cinq kilos de bagages. La plupart avaient emporté de la nourriture, des vêtements, des couvertures et, s’ils en avaient, de l’argent et des bijoux. Dans le train, les Allemands les avaient dépouillés de tout ce qui avait la plus petite valeur. On leur laissa juste quelques haillons et un peu de nourriture. Ceux qui n’en avaient pas étaient sûrs de mourir de faim.
    Il n’y avait ni organisation ni ordre. Ils ne pouvaient rien partager entre eux ou s’entraider, ils perdaient bientôt tout contrôle et sentiment humain, excepté le plus élémentaire instinct de conservation. À ce stade, ils étaient complètement déshumanisés. De plus, c’était l’automne et le temps était froid et pluvieux. Les baraquements ne pouvaient contenir plus de deux ou trois mille personnes et chaque « fournée » en comptait plus de cinq mille. Cela signifiait qu’il y avait toujours deux à trois mille hommes, femmes, enfants entassés à ciel ouvert, exposés aux frimas.
    Rien ne peut dépeindre l’horreur du spectacle que j’avais sous les yeux. L’atmosphère était chargée de miasmes, d’odeurs d’excréments, de saleté et de putréfaction. Et il fallait traverser toute la longueur du camp pour nous rendre à l’endroit choisi. Ce fut une terrible épreuve. Nous étions forcés de marcher sur les corps entassés. Mon compagnon, plus habitué que moi à ce genre d’exercice, se déplaçait dans la foule avec aisance. Chaque fois que je marchais sur un corps, j’étais pris de nausée et je m’arrêtais net, mais mon guide me pressait d’aller de l’avant.
    Nous parvînmes enfin à vingt mètres environ du portail par lequel les Juifs devaient être poussés vers les wagons. Cet endroit était relativement plus calme. Je me sentis revivre. Mon guide me fit les dernières recommandations.
    — Écoutez-moi bien, vous allez rester là tandis que j’irai un peu plus loin. N’oubliez pas qu’il ne faut pas approcher des gardes ukrainiens. Et s’il arrive quelque chose, nous ne nous connaissons pas. C’est clair ?
    J’acquiesçai vaguement et il s’éloigna. Je demeurai à peu près une demi-heure à contempler ce spectacle de la misère humaine. J’étais obligé de faire un effort de volonté pour ne pas m’enfuir et pour me convaincre que je n’étais pas un de ces malheureux condamnés. Il fallait aussi faire attention aux uniformes ukrainiens qui passaient de temps à autre. Les

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