Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
très concret et la discussion n’avait aucun sens. Mais lui s’obstinait. Je renonçai à le contredire. Il était manifestement inutile de tenter de lui faire voir les choses autrement. Je regardai sa lourde face plutôt sympathique et m’étonnai à quel point la guerre avait développé en lui la cruauté. Ce devait manifestement être un homme simple, ordinaire, ni particulièrement bon ni mauvais. Ses mains calleuses paraissaient être celles d’un bon paysan. En temps normal, c’est ce qu’il aurait probablement été, ainsi qu’un bon père de famille fréquentant régulièrement l’église. Aujourd’hui, sous la pression de la Gestapo et les cajoleries des nazis, parmi tous ses semblables engagés dans une compétition cupide et sans freins, il s’était transformé en boucher professionnel. Tout à son commerce et à ses calculs, il recourait à un jargon professionnel aussi froidement qu’un charpentier dans son métier.
— Et qu’êtes-vous venu faire ici exactement ? La question avait été posée comme si elle était parfaitement innocente.
— Je voudrais moi aussi « sauver » des Juifs. Avec votre aide, naturellement.
— Surtout n’essayez pas sans nous, je vous le conseille !
— Bien évidemment. Sans vous je n’y arriverais pas. Ensemble on peut gagner quelque chose.
— Comment serez-vous payé ? Par tête ? s’enquit-il curieux.
— Que me conseillez-vous ?
Il réfléchit un moment.
— À votre place, je compterais par tête. En série, on perd bien des occasions. On ne sait jamais sur qui on tombe ni comment le « pomper » ! Si une personne tient beaucoup à ce qu’on lui sorte quelqu’un d’ici, il ne va pas marchander. Il faut avoir, comme ils disent, « Kiepele », de la cervelle, comme on dit chez nous. Sans cela on ne gagnerait rien.
— Vous avez raison, ai-je reconnu.
— Évidemment que j’ai raison. Seulement on dit « moitié-moitié », et n’essayez pas de me la faire.
Je l’ai rassuré sur mon honnêteté.
— Vous êtes de Warszawa. Là-bas, c’est mieux. C’est plus près du ghetto. C’est plus facile de « sauver » de là-bas, dit-il en clignant de l’œil d’un air entendu.
Je rétorquai qu’en revanche cela faisait baisser le « prix », il se plaignit de la dureté de la vie. Une odeur épouvantable nous entourait. Nous approchions. Je pensai, soulagé, que je n’aurais plus à l’écouter.
Il me demanda quand je pensais que les Allemands gagneraient la guerre ; je répondis que je n’étais pas sûr qu’ils la gagneraient et il parut profondément étonné ; c’était ridicule de penser pareille chose, il n’y avait qu’à considérer les événements passés, Hitler était un démon, un magicien, et personne n’avait la moindre chance de le vaincre.
Nous n’étions plus qu’à quelques centaines de mètres du camp et les cris et les coups de feu interrompirent notre conversation une fois de plus. Je crus sentir une affreuse odeur de fumier et de chairs décomposées. C’était peut-être une illusion. Mon compagnon ukrainien, en tout cas, n’avait pas l’air de remarquer quoi que ce fût et commença même à fredonner un petit air. Nous dépassâmes un bouquet d’arbres rabougris et arrivâmes juste devant le terrible camp de la mort, plein de rumeurs et de sanglots.
Ce camp se trouvait sur un terre-plein d’environ mille six cents mètres carrés. Il était solidement entouré d’une clôture de fils de fer barbelé de près de 2,5 mètres de haut. À l’intérieur de cette clôture, tous les quinze mètres environ, se tenaient des gardiens, baïonnette au canon. À l’extérieur, tout autour de la clôture, des patrouilles se succédaient tous les cinquante mètres. Dans le camp lui-même, il y avait une quinzaine de baraquements entre lesquels s’entassait la masse humaine compacte et ondoyante des internés. Ils étaient là, affamés, puants, gesticulant, horrible monceau d’êtres humains. Les Allemands et les gardiens se frayaient un chemin parmi eux à coups de crosse, l’air indifférent et ennuyé ; on aurait dit des gardiens de troupeau, on sentait qu’ils accomplissaient là un travail fastidieux et routinier.
En plus des deux portails principaux, quelques ouvertures avaient été pratiquées à travers les barbelés, sans doute pour servir de passage au personnel. Chacun de ces passages était gardé par deux Allemands. Nous nous arrêtâmes un instant pour
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