Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
immédiatement il a saisi mon regard et m’a foudroyé du sien. Au même instant, quatre rangs devant moi, se produisit un léger mouvement. Mon cœur se mit à battre plus fort. Retenant mon souffle, j’observais ce qui se passait. L’homme qui marchait à l’extérieur du rang s’est glissé hors de l’alignement et a sauté dans la foule dans le dos du gardien. Celui-ci a continué à marcher sans s’être aperçu de rien. Le gardien qui marchait à côté de moi n’a rien remarqué non plus parce qu’il observait attentivement « ses » prisonniers. La foule a immédiatement absorbé l’audacieux et la place vide fut aussitôt comblée par son voisin de droite. Tous les autres prisonniers se sont décalés d’une place et comme les rangs n’étaient pas très réguliers, cette disparition fut ainsi camouflée.
Toute l’affaire n’avait duré qu’un bref instant. J’ai senti qu’un changement indéfinissable s’était produit dans l’attitude des prisonniers : un de leurs camarades venait de réussir à faire quelque chose de tout à fait différent et de bien plus sensé qu’eux tous jusqu’alors.
Quand il devint évident que l’évasion avait complètement réussi, je m’inclinai légèrement vers mon voisin de droite et murmurai le plus bas possible :
— Tu as vu ?
En guise de réponse, il fit un signe de tête imperceptible. Au même instant, je vis que le garde à l’extrémité du rang s’était tourné presque perpendiculairement et paraissait me regarder avec colère. Je n’avais pas de chance. Non seulement il était sur le qui-vive mais manifestement j’étais devenu l’objet principal de toute son attention. Il brandissait sa mitraillette, prêt à en faire usage, et je compris qu’il serait téméraire de défier son envie de presser la détente.
Alors que nous continuions notre marche dans le crépuscule, je cherchais de tous côtés une occasion favorable de m’échapper, mais sans succès. Mon imagination avait été si excitée qu’il me semblait voir des ombres se glisser partout. Quelques-unes de ces figures insaisissables étaient peut-être réelles : dans l’obscurité croissante, je ne pouvais être sûr de rien. Le grondement des chars, l’éclat des canons de fusils au clair de lune, les efforts faits pour essayer de scruter les ténèbres, tout contribuait à me faire croire que je participais à un jeu étrange. Quand j’aperçus, à une petite distance, la station de chemin de fer, il me fallut bien me convaincre que, quel que fût le sort réservé à ces pauvres diables, j’étais destiné à le partager.
Sur les visages résignés des gens de Tarnopolskie, on pouvait lire qu’ils savaient tout de notre tragédie. J’en étais profondément bouleversé. Ils savaient que la Pologne était écrasée. Ils le comprenaient bien mieux que toute l’intelligentsia de Warszawa, que mes amis bien renseignés, que mes collègues officiers cultivés : ils savaient ce que cela signifiait, ils savaient qu’il n’y avait plus de Pologne. Ils s’approchaient de nous pour aider à s’échapper ceux de ses fils qui pouvaient encore se battre.
Comme nous arrivions au terme de notre triste marche vers l’inconnu, je vis que des femmes apportaient des vêtements civils. L’une d’elles tendait un veston à un soldat obligé de passer devant les gardes. Ceux-ci d’ailleurs avaient considérablement relâché leur surveillance. En la regardant, un sanglot d’orgueil et d’admiration jaillit de mon cœur. Je sortis de ma poche une bourse contenant mon argent, mes papiers et une montre en or que mon père m’avait donnée. Tout en regardant devant moi pour ne pas être repéré, je la jetai du bras gauche dans la foule. Je n’en aurais probablement plus besoin à l’avenir et c’était faire bien peu de chose pour les braves gens de Tarnopolskie. Il me restait un peu d’argent cousu dans mes vêtements, mes papiers les plus importants et la petite médaille en or de Notre-Dame d’Ostra Brama xiii .
L’instant d’après, on nous faisait entrer dans le hall obscur de la gare.
Entre les murs de la gare, les chances d’évasion étaient réduites à zéro et, avec elles, s’évanouit l’optimisme qui nous avait aidés à tenir dans notre marche vers Tarnopolskie. Dans la gare encombrée et malodorante, nous sentîmes tout le poids de la fatigue physique et des espoirs déçus des semaines écoulées. Aussitôt qu’ils étaient entrés,
Weitere Kostenlose Bücher