Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
parurent converser avec politesse. L’officier soviétique fit un geste vers le char d’où le commandant avait parlé et ils s’engagèrent dans cette direction ensemble. Il y eut un léger soupir de soulagement venant de la foule, rien qu’à cette mince démonstration d’amitié.
Toutefois nous n’étions pas encore calmés. Les deux semaines et demie de tension nous avaient complètement achevés. Notre déroute émotionnelle et mentale était telle que nous ne pouvions en supporter davantage. Physiquement, nous nous en étions sortis sains et saufs, mais le Blitzkrieg allemand nous avait complètement déboussolés et toutes ces émotions nous avaient à ce point désorientés que nous comprenions à peine ce qui se passait, et si nous n’étions pas blessés, par contre, nous étions sans ressort, sans la moindre énergie.
L’officier polonais resta absent une quinzaine de minutes. Pendant cet intervalle, nous ne fîmes qu’attendre, anxieux et hébétés.
Les événements qui se passaient devant nous nous semblaient irréels, ils étaient si différents de tout ce que nous avions vécu ou imaginé que nous n’osions même pas en parler. Ce silence fiévreux fut interrompu finalement par une voix forte et assurée qui parlait sans le moindre accent à travers le haut-parleur du tank du commandant soviétique.
« Officiers, sous-officiers et soldats – commença-t-il dans le style d’un général qui s’adresse à ses hommes avant la bataille –, ici le capitaine Wielszorski. Il y a dix minutes que je vous ai quittés pour conférer avec un officier soviétique. Maintenant, j’ai de graves nouvelles à vous annoncer. »
Il fit une pause. Nous nous raidîmes en attendant le coup : il tomba.
« L’armée soviétique a franchi la frontière pour se joindre à nous dans la lutte contre les Allemands, ces ennemis mortels des Slaves et de toute l’espèce humaine. Nous ne pouvons attendre les ordres du haut commandement polonais. Il n’y a plus de haut commandement polonais, ni de gouvernement polonais. Nous devons nous unir aux forces soviétiques. Le commandant Plaskov exige que nous rejoignions immédiatement son détachement après lui avoir remis nos armes. Celles-ci nous seront rendues plus tard. J’informe tous les officiers de ces faits et j’ordonne à tous les sous-officiers et soldats de se conformer aux exigences du commandant Plaskov.”Mort à l’Allemagne ! Vive la Pologne et l’Union soviétique” xi ! »
La réaction à ce discours fut un silence total. Les événements avaient complètement dépassé notre entendement et nous avaient privés de toute volonté. Nous restions là, paralysés, muets. Pas un chuchotement, pas un geste. J’étais comme ensorcelé. J’éprouvais la même sensation d’étouffer que j’avais ressentie lorsqu’on m’avait endormi à l’éther.
Le charme fut rompu par un sanglot partant de nos rangs. Pendant une seconde, je crus que c’était une hallucination, puis ce fut de nouveau un sanglot désespéré qui semblait arracher la gorge d’où il sortait. Le sanglot s’amplifia et se transforma en cris aigus :
— Frères ! C’est le quatrième partage de la Pologne. Dieu ait pitié de moi !
Un coup de revolver claqua, semant la confusion et le désordre. Chacun essayait de s’approcher de l’endroit d’où le coup était parti. C’était un sous-officier qui s’était suicidé. La balle avait traversé le cerveau, il était mort instantanément. Personne ne connaissait son nom et personne n’a cherché à le trouver en fouillant ses vêtements.
Personne n’était capable d’interpréter cet événement tragique mais il n’a pas été le signal d’autres actes désespérés. En revanche, tout le monde se mit à parler, à gesticuler, à expliquer quelque chose à son voisin. La situation rappelait une salle de théâtre une minute après que le rideau soit tombé. Les officiers ne faisaient qu’ajouter à la confusion. Ils couraient d’un soldat à l’autre, exigeant qu’ils déposent leurs armes. Ils raisonnaient les récalcitrants. Quand l’homme du rang s’obstinait à retenir son fusil, ils s’efforçaient de le lui arracher. Il s’ensuivait des bousculades accompagnées de jurons, malédictions et impertinences.
Un nouveau message nous parvint en polonais avec l’intonation chantante depuis le haut-parleur du tank du commandant : « Soldats et officiers polonais ! Déposez vos armes devant
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