Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
les hommes s’asseyaient ou se couchaient sur les bancs, sur les marches ou à même le sol et, exténués, sombraient dans un sommeil de plomb. Je m’assis par terre, appuyai ma tête contre un banc où trois autres officiers ronflaient déjà et m’endormis.
Je m’éveillai deux ou trois heures plus tard. Tous mes os me faisaient mal. J’avais soif, j’avais faim et je me sentais misérable, misérable au plus haut point. Les trois hommes, sur le banc, se redressèrent et commencèrent une conversation à voix basse. Le premier avait entamé une discussion – comme tout le monde le faisait ces derniers jours – sur la situation réelle de l’armée polonaise et ses possibilités de résistance. Un lieutenant à la voix douce, qui paraissait sérieux, lui répondit tristement :
— Ils nous ont dit la vérité. Il n’y a plus d’armée polonaise. Si nous n’avons pas été capables d’opposer un semblant de résistance aux chars et aux avions allemands, pourquoi vous imaginez-vous que le reste de l’armée a été mieux équipé que nous ?
Et ce pessimiste continua :
— Nous n’étions pas préparés, nous n’avions rien à leur opposer. De nos jours, on ne peut plus gagner une guerre avec son seul courage. On a besoin d’avions et de tanks. Avez-vous vu quelque part nos forces aériennes ? Ils doivent avoir mille avions contre un, et la même chose s’est produite pour nous et pour le reste de l’armée. Nous n’avons plus reçu d’ordres du haut commandement depuis des jours. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus de haut commandement.
— Bah ! intervint le troisième, vous êtes d’humeur trop sombre. Que nous ayons eu un peu de déveine ne signifie rien. Nous sommes sans contact avec le gros de l’armée, mais je ne serais pas surpris d’en entendre parler bientôt. Nous retournerons au front avant que vous n’ayez eu le temps de souffler et les Allemands seront chassés de Pologne plus vite qu’ils n’y sont entrés.
— Bien, dit le pessimiste, si vous devez dormir un peu mieux en pensant que nous serons victorieux, allez-y. Je n’essaierai pas de vous désillusionner davantage.
Le ton ferme et tranquille de l’officier était persuasif. D’abord je me rangeai à son avis, mais le sombre tableau qu’il nous avait peint me rebutait tellement que je me refusai à lui accorder la moindre créance. Toute l’armée polonaise écrasée en moins de trois semaines ! C’était fantastique. Quoi qu’il en pût être, les Allemands n’étaient pas des magiciens. D’ailleurs, Warszawa se défendait et nous savions que des combats se poursuivaient en différents points du pays.
Dans la matinée arriva un long train de marchandises. Les soldats soviétiques se mirent à nous pousser dans les wagons. Il n’y eut ni examen des papiers ni essai de contrôle des identités. On comptait le nombre d’hommes qui montaient dans le wagon, et quand il atteignait soixante, le wagon était considéré comme plein. Il était évident que nous allions faire un long voyage, car un officier soviétique nous ordonna de remplir tous nos récipients disponibles aux robinets d’eau de la gare. Pendant ce temps, de nouveaux détachements de prisonniers polonais arrivèrent, causant un grand désordre. À ce moment-là (je l’ai appris par la suite), plusieurs évasions furent tentées avec succès, des hommes se glissèrent hors des parties de la gare qui étaient moins bien gardées et, une fois dehors, reçurent l’aide de la population civile de Tarnopolskie, des femmes en particulier.
J’étais installé dans l’un des premiers des soixante wagons de marchandises alignés le long du quai. Il fallut attendre deux heures que les autres fussent remplis. Au centre du wagon, il y avait un petit poêle de fonte et, à côté, quelques kilos de charbon. Nous en avons conclu que nous allions vers des régions beaucoup plus froides, à l’extrême nord. Une livre de poisson séché et une livre et demie de pain furent distribuées à chacun de nous.
L’excursion dura une éternité : quatre jours et quatre nuits.
Chaque jour, le train s’arrêtait une demi-heure. Soixante portions de pain noir et de poisson séché étaient distribuées. Quand elles étaient apportées et en partie mangées, nous profitions des quinze minutes qui nous étaient accordées pour descendre du train. Nous aspirions quelques bouffées d’air frais et nous nous délassions les jambes avec délices en
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