Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
allant et venant rapidement sur le quai. Cela nous donnait aussi l’occasion de voir les gens du pays.
Le deuxième jour de notre voyage, nous remarquâmes qu’ils étaient habillés de façon différente et parlaient une langue étrangère. Nos derniers doutes furent dissipés : nous étions bien en Russie. De petits groupes de Russes – surtout des femmes et des enfants, les habituels curieux – nous observaient sans démonstration ni inimitié. Nous hésitions à nous approcher d’eux puis, finalement, quelques-uns d’entre nous le tentèrent. Ils ne reculèrent pas et continuèrent à nous regarder, quelquefois avec un sourire. Ils nous offrirent de l’eau et des femmes nous donnèrent des cigarettes – véritable trésor. Il était évident que d’autres prisonniers devaient être passés par là, sinon elles n’auraient pas été si bien préparées à notre venue.
À une autre halte, nous eûmes l’occasion de mieux comprendre leur attitude envers nous. Deux ou trois de nos officiers parlaient couramment le russe et ils nous servirent d’intermédiaires et d’interprètes. À l’un d’eux, un grand gaillard d’une trentaine d’années, les vêtements un peu en désordre, mais qui ressemblait encore à un officier, une femme assez mal habillée, au visage grave, donna une gamelle d’eau. Il lui exprima sa gratitude et ajouta avec chaleur :
— Vous êtes nos amis. Nous lutterons ensemble contre les barbares allemands et nous les vaincrons.
Elle se raidit et répondit d’un ton méprisant :
— Vous ! Vous avec nous ? Vous, les aristocrates polonais, les fascistes ?!? Chez nous, en Russie, vous apprendrez à travailler. Vous serez assez forts pour travailler, mais trop faibles pour opprimer le pauvre.
L’incident nous fit l’effet d’une douche froide. L’officier restait comme pétrifié tandis que la jeune femme le fixait durement, droit dans les yeux. Elle croyait en ce qu’elle disait comme en l’Évangile. Pour elle, le prisonnier polonais méritait un peu d’eau parce qu’il avait soif – humainement –, mais il ne méritait pas la « fraternité » des Russes. Je compris alors le gouffre d’incompréhension qui séparait nos deux pays, si près l’un de l’autre par la situation géographique, l’origine et la langue, mais si profondément divergents par l’histoire et les régimes politiques. Et c’est nous, les officiers polonais que ces gens qui partageaient leur eau avec nous rendaient responsables de l’état des relations de nos deux pays. Nous n’étions pour eux qu’une bande de seigneurs, d’aristocrates paresseux, de parasites irrécupérables.
Le cinquième jour, le train s’arrêta à une heure inaccoutumée. Nous étions parvenus à destination. Les portes furent ouvertes et nos gardes nous ordonnèrent de descendre et de nous aligner par huit. Nous nous trouvions près d’un pauvre petit village, pas même assez important pour posséder sa gare. Il n’y avait qu’un quai qui en tenait lieu. Quelques maisonnettes éparpillées constituaient toute l’agglomération.
À partir du moment où nous descendîmes des wagons et pendant tout le temps que je passai en Russie, je n’eus qu’une pensée, qui dominait tout le reste : m’évader. J’avais le mal du pays, je me sentais perdu, abandonné par la Providence, et absolument déterminé à retourner en Pologne aider notre armée que j’imaginais en dépit de tout livrant encore de durs combats, à venger ce terrible bombardement d’Oswiecim du 1 er septembre 1939.
L’ordre de nous mettre en marche nous fut donné. Tout en cheminant péniblement, battus par le vent, nous parlions de la situation. Les plus vieux, comme d’habitude, montraient plus de courage et enduraient leur sort avec dignité et fatalisme. Nous, les jeunes, nous nous plaignions, nous gémissions, nous complotions une rébellion et examinions nos « chances » d’évasion.
La marche qui dura plusieurs heures eut raison de notre esprit de rébellion et de nos plans d’évasion. Ici, pour la première fois, nous avons senti tout le poids de notre malheur et combien nous nous étions éloignés, en seulement trois petites semaines, de notre existence normale. Jusque-là, je ne m’étais pas rendu compte que j’étais si complètement coupé de tout ce qui me tenait à cœur, amis, famille – de toutes mes espérances. Maintenant, le moindre incident, chaque pas en avant, semblaient augmenter et
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