Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
et deux vieux vestons en guenilles. Nous lui laissâmes nos uniformes en échange. Nous lui offrîmes une partie de notre petite réserve de zlotys, mais il refusa avec fermeté. Sa femme nous donna une autre tasse de lait avec deux pains noirs.
Au moment où nous franchissions le seuil dans nos magnifiques habits civils, serrant nos pains contre nous, le paysan nous demanda si nous avions quelque idée de l’endroit où nous nous trouvions et de celui où nous allions.
— Nous devons être quelque part dans la région de Kielce, lui répondis-je, et nous allons où l’armée polonaise se bat contre les Allemands.
— Alors, vous n’allez nulle part, répliqua le vieil homme.
— Que voulez-vous dire ?
— Il n’y a plus d’armée polonaise. Des soldats, oui, on peut en rencontrer encore, mais il n’y a plus d’armée polonaise : écrasée ! Les Allemands ne vous l’ont pas dit ?
Je fus pétrifié. La première idée qui me vient à l’esprit c’est que cet homme simple s’était laissé abuser par la propagande ennemie.
— Si, ils nous l’ont dit. Nous ne les avons pas crus. Ce sont des menteurs et nous ne nous laissons pas tromper si facilement.
— Nous ne sommes pas trompés. Tout le monde sait qu’il n’y a plus d’armée polonaise. On l’a entendu à la radio et on l’a lu dans les journaux. Nous l’avons su par nos voisins, pas par les Allemands. Warszawa et la côte se sont défendues pendant plusieurs semaines, mais elles aussi ont dû se rendre. Maintenant il n’y a même plus de Pologne. Les Allemands ont pris la moitié de notre pays et les Russes l’autre moitié !
Je vis que les épaules de mon camarade tremblaient.
La vieille femme rompit le silence :
— Dieu seul peut nous sauver, dit-elle.
— Il n’y a pas de Dieu ! s’écria mon camarade.
— Si, mon garçon, répliqua-t-elle avec calme, il y a un Dieu. Lui seul nous est resté.
Je le pris par les épaules.
— Ne le prenez pas si mal, dis-je. La France et l’Angleterre viendront à notre secours. Elles sont déjà en train de faire voir aux Allemands de quel bois elles se chauffent.
Je me tournai vers le paysan, mon bras toujours passé autour des épaules de mon compagnon.
— Avez-vous des nouvelles de France ou d’Angleterre ? Savez-vous ce que font les Alliés ?
— Je ne sais rien des Alliés. Je sais seulement qu’ils ne nous ont pas aidés xxiii .
La paysanne s’approcha du jeune homme et essaya de le consoler en disant :
— Il faut que vous soyez courageux, jeune homme, ce n’est pas la première fois que cela arrive à la Pologne. Les Allemands seront encore chassés. Ayez la foi et rentrez chez vous. Au moins vous êtes en vie et en bonne santé.
Le garçon ne répondit pas. Le paysan nous indiqua la route de Kielce et de Warszawa. Sa femme nous embrassa tous les deux et je faillis fondre en larmes lorsque je me penchai pour approcher mon visage du sien. Elle nous donna sa bénédiction et nous partîmes.
Nous marchions lentement le long de la grand-route de Kielce, mon camarade pleurant maintenant sans arrêt.
Il nous fallut trois heures pour atteindre la ville. Le pauvre garçon était incapable de répondre aux questions que je lui adressais autrement que par un signe de tête. À Kielce, ou plutôt dans ses ruines, je vis une infirmière qui portait l’uniforme de la Croix-Rouge polonaise. Je lui expliquai que mon camarade avait besoin de repos et d’une surveillance constante, si l’on voulait éviter qu’il ne se suicidât. Elle me rassura et me dit que le refuge de la Croix-Rouge m’était ouvert aussi. Je la remerciai et lui demandai la direction de Warszawa. Elle me l’indiqua en me souhaitant bonne chance et je continuai seul mon chemin.
Chapitre IV La Pologne dévastée
À Kielce, je m’arrêtai à peine pour me reposer et me hâtai aussitôt vers les faubourgs de la ville et la grand-route qui conduisait à Warszawa, qui m’apparaissait comme la « Terre promise ». J’éprouvais le désir irrésistible de me précipiter vers la capitale comme vers un havre de grâce, comme si j’avais été certain de trouver là une nouvelle raison de vivre et, sinon, consolation et sécurité, du moins une vague idée de la conduite à tenir à présent.
La deuxième semaine de novembre 1939 s’achevait. Onze semaines s’étaient écoulées depuis cette nuit où m’avait été remis le morceau de papier rouge qui m’avait servi de passeport pour
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