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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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toute évidence des paysans ; ils transportaient quelques objets choisis avec amour parmi leurs pauvres biens. Des femmes serraient des enfants dans leurs bras et marchaient du pas assuré et implacable des hypnotisés. Les uns portaient des provisions, d’autres des vêtements, un ou deux avaient même des meubles. Je me rappelle avoir remarqué à l’arrière d’une carriole l’acajou brillant et le clavier d’un piano.
    Quelques-uns aussi quittaient Warszawa pour retourner à la campagne et se frayaient avec peine un chemin à contre-courant.
    Il y avait des milliers de gens sur les routes ; des gens de toute espèce, y compris des jeunes hommes semblables à moi, sains et apparemment sans aucune blessure, et qui, tout comme moi, n’avaient manifestement pas eu l’occasion de se servir de leurs vieilles armes bien astiquées. On fraternisait peu parmi les réfugiés ; chacun était trop préoccupé par ses propres infortunes pour prêter quelque attention à celles des autres. Peu de conversations. Tous étaient calmes et semblaient absolument épuisés.
    Il me fut facile d’obtenir une place dans les charrettes. La plupart de ces véhicules avaient été tirés d’un long oubli et avaient constamment besoin de réparations de fortune. Les harnais étaient en lambeaux et presque tous les chevaux avaient des plaies. Les connaissances et l’habileté que j’avais acquises trouvaient à s’exercer à tous moments et j’étais partout le bienvenu. Pour mes services, je recevais non seulement une place dans la carriole, mais souvent un abri pour la nuit et des vivres. Partout, je rencontrais d’immenses étendues dévastées par le Blitzkrieg. Chaque ville, chaque gare avaient souffert des bombardements. Les squelettes des maisons et des bâtiments publics surgissaient des tas de décombres, décharnés. Des quartiers entiers étaient couverts de ruines inextricables. Je vis trois trous vides où des bombes avaient apparemment déraciné trois chaumières aussi habilement que s’il s’était agi de carottes. Dans beaucoup de villes où les habitants n’avaient pas eu le temps de creuser des tombes avant l’arrivée des Allemands, on avait fait des fosses communes. Autour d’elles, on voyait souvent des groupes de parents et d’amis qui priaient ou déposaient des fleurs.
    Pour les quarante derniers kilomètres, je m’offris le luxe d’un voyage par le train. J’avais gagné un peu d’argent à raccommoder les charrettes et les harnais, et j’étais très fatigué. Le chemin de fer était dans un état épouvantable. Les Allemands s’étaient emparés de toutes les locomotives et de tous les wagons modernes et les avaient emportés en Allemagne. Ceux qui restaient étaient des reliques d’avant l’autre guerre. Les vitres étaient cassées, la peinture écaillée, les roues rouillées et la carrosserie des voitures en piteux état.
    Dans le train, j’interrogeai discrètement un ou deux voyageurs sur les papiers exigés par les Allemands, sur l’endroit où étaient placés les gardes, sur les risques qu’on avait d’être arrêté. On m’apprit qu’il y avait des gardes aux principales gares, qu’on demandait les papiers habituels, et qu’on arrêtait ceux dont les papiers semblaient suspects ou qui transportaient de grandes quantités de vivres. Je fus surpris d’apprendre qu’on arrêtait les gens qui apportaient des vivres dans les grandes villes. C’était pourtant exact. La politique de famine avait commencé dans les cités polonaises xxvi . D’autres arrestations n’avaient rien à voir avec les papiers. Il suffisait de paraître jeune et vigoureux pour être envoyé dans un camp de travail. S’il fallait un prétexte, les Allemands n’avaient aucun mal à en trouver un.
    Dès que j’eus les informations désirées, je demeurai silencieux. Je sentais que, puisque les conditions avaient changé et que je ne savais presque rien de la vie sous la loi allemande, le mieux était de passer inaperçu autant que possible. Je décidai de descendre du train dans les faubourgs afin d’éviter les Allemands de la gare centrale.
    Beaucoup d’autres firent de même. Je fus heureux de voir qu’on connaissait déjà les méthodes pour échapper à la surveillance des Allemands. Warszawa était une horrible caricature d’elle-même ; le désastre qui l’avait atteinte dépassait de beaucoup mes prévisions. La joyeuse métropole avait disparu. Les beaux monuments, les

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