Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
théâtres, les cafés, les fleurs, la capitale gaie, bruyante, familière s’était évanouie complètement.
Je parcourus les rues pleines de tas de moellons et de débris. Les pavés étaient noirs et sales. Les habitants étaient exténués, inconsolables. Pour les morts qu’on n’avait pu transporter dans un cimetière, on avait creusé partout des tombes improvisées : dans les parcs, les jardins publics, et même dans les rues.
Au coin des avenues Marzalkowska et Aleje Jerozolimskie, au cœur même de Warszawa et à côté de la gare centrale, on avait enlevé les pavés et creusé une immense fosse commune pour les soldats inconnus. Elle était couverte de fleurs et entourée de cierges allumés. Une foule en deuil était agenouillée et priait. J’appris plus tard que cette veillée incessante n’avait jamais été interrompue depuis l’ensevelissement, trois mois plus tôt.
Pendant les semaines suivantes, je continuai de voir des personnes en pleurs à côté de la fosse depuis l’aube jusqu’au couvre-feu. Graduellement, ces cérémonies cessèrent d’être uniquement un hommage aux morts pour devenir en même temps une manifestation de résistance politique. En décembre, le gauleiter nazi de Warszawa, Moser xxvii , comprit la signification qu’avait prise la fosse commune et ordonna que les corps soient déterrés et transférés dans un cimetière. Cependant, même après cette mesure, des Varsoviens venaient encore s’agenouiller et prier à ce carrefour et des cierges continuaient à brûler, comme si l’endroit avait été sanctifié par une présence que les pelles des soldats nazis ne pouvaient chasser.
Je me recueillis un moment à côté de la fosse, puis je me dirigeai vers l’appartement de ma sœur, dans le quartier de Praga xxviii . J’avais toujours beaucoup aimé sa vitalité, sa bonté et sa bonne humeur. Autrefois j’allais souvent chez elle et j’étais dans les meilleurs termes avec son mari, un ingénieur de trente-huit ans. J’espérais de toutes mes forces qu’il ne leur était arrivé aucun malheur et que, là au moins, je pourrais retrouver quelque chose de mon ancienne existence qui n’aurait pas été anéanti.
L’immeuble où elle habitait était relativement intact. Sur le point d’entrer, je me pris à penser à mon aspect et je cherchai machinalement à rectifier ma cravate absente. Je touchai ma barbe sale et vieille de plusieurs semaines ; mes vêtements pendaient en haillons sur mon corps sale et je me sentis soudain plein d’embarras et d’appréhension. L’immeuble était silencieux et sans vie. J’ouvris rapidement les autres portes, chassant de mon esprit les pensées importunes. C’était bien la maison de ma sœur, j’étais chez moi de nouveau. Je frappai avec confiance et attendis. Pas de réponse. Je frappai à nouveau, un peu plus fort.
« Qui est là ? » La question était posée par une voix qui ressemblait à celle de ma sœur, mais plus sourde, moins animée que je ne l’attendais. Je sentis qu’il serait imprudent de crier mon nom et je frappai tout doucement. J’entendis approcher des pas lents, la porte s’ouvrit et je vis devant moi ma sœur, la main encore sur le bouton de la porte.
J’étais sur le point de l’embrasser ou de la prendre dans mes bras lorsque quelque chose dans son attitude me retint.
— C’est moi, Jan, dis-je, bien que je fusse sûr qu’elle me reconnaissait. Ne me reconnais-tu pas ?
— Si. Entre.
Je la suivis dans la pièce, glacé et tourmenté par son comportement. J’inspectai d’un coup d’œil rapide ce que je pouvais voir de l’appartement. Il semblait toujours le même. Il n’y avait personne d’autre que nous. J’essayais d’imaginer la raison de cette froide réception. Le visage de ma sœur était inexpressif et vieilli ; sa robe était commune mais en bon état. Elle ne disait rien, ne montrait par aucun signe la joie ou l’ennui que lui causait ma visite.
— Il y a environ une semaine que j’ai échappé aux Allemands, dis-je, pour entamer la conversation et l’inciter à répondre. Nous avions quitté le centre de rassemblement de Radom et nous étions en route pour un camp de travail forcé. J’ai sauté du train à Kielce. J’ai mis une semaine à atteindre Warszawa et je suis venu directement chez toi.
Elle écoutait sans s’intéresser à ce que je disais, le visage détourné. Elle se tenait droite et raide, comme si un incessant effort de
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