Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
la guerre. Il y avait à peine plus de deux mois que j’avais été réveillé par le fracas terrifiant des bombes allemandes qui tombaient sur Oswiecim. Je réalisais que, ces semaines-là, je les avais passées à subir des chocs successifs. Le monde dans lequel je vivais s’écroulait. J’étais comme le naufragé sur l’océan, qui, après l’assaut d’une vague, ne peut qu’attendre la suivante. Jusqu’à épuisement.
Il n’y avait plus de Pologne. Elle avait cessé d’exister. Avec elle avait disparu tout ce qui constituait jusque-là ma vie. Tout à coup je commençais à comprendre les réactions des autres personnes : de cet officier qui s’était suicidé à Tarnopolskie, constatant que le monde est mauvais et que la vie n’a pas de sens ; de ce jeune homme que j’ai laissé à Kielce et qui en silence étouffait ses larmes. Eux avaient compris avant moi que notre Pologne était détruite. Ils avaient réagi avec plus de sincérité et d’humanité en prenant conscience de cette situation. Ils étaient eux-mêmes. Et moi, ai-je été moi-même lorsque je m’obstinais à discourir de manière insensée sur l’armée polonaise qui, quelque part, se battait encore forcément ? Croyais-je vraiment ou n’était-ce que fanfaronnade pour faire taire mon angoisse ?
Pourquoi en Pologne la défaite a-t-elle une signification exceptionnelle ?
En quoi la Pologne est-elle différente des autres États ? Et notre nation des autres nations ? Je me rappelais les cours de mes professeurs à l’université Jean-Casimir de Lviv, les discussions avec mon père et mon frère…
Les Polonais nourrissent un sentiment particulièrement fort des liens entre individu et nation, accompagné de l’expérience vécue qu’une défaite militaire entraîne pour toute la nation des conséquences terribles. D’autres États, après une défaite militaire, ont été occupés, on leur imposait des contributions de guerre ou la limitation de leur armée, parfois même leurs frontières étaient modifiées. Quand le soldat polonais était vaincu sur un champ de bataille, le spectre de l’anéantissement s’abattait alors sur toute la nation : ses voisins pillaient et se partageaient son territoire et tentaient de détruire sa culture et sa langue. C’est pourquoi la guerre avait pour nous une dimension totale xxiv .
Face au désastre, les gens réagissaient diversement. Les uns, comprenant ses conséquences, adoptaient une attitude de défense face à la réalité : ils s’entouraient d’une « barrière défensive », ne laissant pas ses effets parvenir jusqu’à leur conscience, ils vivaient dans un autre monde. Les autres, sachant ce que la défaite de la Pologne signifiait, tombaient dans une dépression pouvant conduire au suicide. Eux aussi, à leur façon, « annulaient » ce qui s’était passé, mais autrement : en se donnant la mort xxv .
Tout en marchant, je repoussais délibérément les questions qui ne cessaient de m’assaillir. Je refusais de me laisser aller à penser que la Pologne, en tant qu’État, avait complètement, irrémédiablement, disparu. Je gardais constamment présente à l’esprit l’idée que l’Allemagne serait bientôt battue par les Alliés, ou forcée d’abandonner la Pologne. Et bien que sachant que toute résistance polonaise avait cessé, je ne pouvais néanmoins me résigner. De manière irrationnelle, une part de moi-même continuait à croire que la Pologne par quelques activités encore survivait à Warszawa.
C’est pourquoi j’étais si pressé de gagner la capitale. Pendant les six jours qu’il me fallut pour l’atteindre, je ne perdis pas de temps, comme si j’avais un rendez-vous urgent et qu’il était de la plus grande importance d’être ponctuel. Aux alentours de Kielce, les routes étaient désertes, mais au fur et à mesure que je m’en éloignais, je rencontrais un nombre croissant de réfugiés se hâtant, eux aussi, vers Warszawa ; quand j’atteignis enfin la grand-route, elle était encombrée de voitures et presque impraticable.
À pied, et dans toutes catégories de véhicules, hommes et femmes de tous âges et de toutes conditions se sauvaient ou retournaient chez eux. La plupart d’entre eux étaient probablement des habitants de Warszawa, commerçants, ouvriers, médecins, avocats, etc. D’autres venaient de petites villes et de villages que les bombardements avaient rendus inhabitables. Quelques-uns étaient de
Weitere Kostenlose Bücher