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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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pied avant de rencontrer mon guide. À partir de là, je passais sous sa protection, et pour ainsi dire sous sa responsabilité. La règle était que le guide préparait l’entier trajet, décidant du moment du départ, des lieux de repos et que faire en cas de danger. Chaque courrier suivait une route particulière. Le guide désigné pour le conduire connaît toutes les étapes entre le point où il prend son homme en charge et celui où il le remet à l’organisation clandestine en pays neutre, la Hongrie en l’occurrence, hors de la zone dangereuse. Jusque-là, le guide est physiquement responsable de son « patient », comme l’on disait souvent. Il ne doit pas quitter un instant son protégé et le courrier est entièrement à la merci du guide dont il doit suivre les instructions.
    Quand je rencontrai mon guide, je remarquai qu’il semblait, lui aussi, inquiet au sujet de notre expédition. D’abord, j’attribuai cela à mon imagination et pensai que son humeur n’était qu’un reflet de la mienne mais, bientôt, il me révéla la source de ses inquiétudes. Son prédécesseur, qui aurait dû être là depuis huit jours, n’était pas encore de retour. Au cours de notre conversation, il semblait suggérer qu’il serait bon de retarder notre passage. Cependant ma mission était trop urgente : j’attachai donc peu d’importance à ses suggestions, insistant avec impatience pour que nous partions immédiatement. C’était la fin de mai 1940. La Hollande et la Belgique étaient tombées et les Allemands marchaient sur Paris. Mais je croyais, comme presque tout le monde à Warszawa, y compris parmi les mieux informés, que la France tiendrait, que les Allemands s’étaient trop avancés et que leur offensive serait brisée. Néanmoins je ne pouvais m’empêcher de songer à ce que signifierait la défaite de la France. J’étais maintenant habitué à envisager toutes les éventualités car, dans le travail clandestin, l’improbable se réalise souvent, et avec des résultats effrayants. Je me rendais compte que si la France était vaincue, je me trouverais abandonné quelque part en Europe avec un garçon de dix-sept ans. Tout le système de liaison entre la Pologne et le gouvernement en exil était entièrement établi par des routes continentales. Si la France s’effondrait, tout le système s’effondrerait avec elle.
    Le guide, bien qu’il ne conseillât pas ouvertement un délai précis, continuait à laisser paraître son désir de retarder le voyage et exprimait des convictions qui auguraient mal de notre réussite. Je persistai à réagir avec impatience et insister pour un départ immédiat. Il nous fallut pourtant attendre que le temps s’améliorât et nous passâmes deux jours dans le chalet de montagne de son père. Le soir avant notre départ, le guide descendit au village pour prendre quelques renseignements. Je dînai en compagnie de son père, un vieux montagnard robuste, et de sa sœur, une jeune fille pleine de verve d’environ seize ans. Elle savait tout de l’activité de son frère, elle était très fière de lui et se conduisait en général de manière très stoïque. Mais, ce soir-là, elle semblait déprimée et d’une étrange humeur.
    Après le repas, alors que nous étions assis en silence, maussades et préoccupés, elle fit signe à mon jeune compagnon de sortir avec elle. Cela me surprit, mais je ne voyais pas comment m’interposer. Après une quinzaine de minutes pendant lesquelles le vieil homme et moi n’échangeâmes pas une parole et à peine un regard, ils revinrent. Le garçon était pâle et nerveux, il luttait visiblement pour garder son sang-froid, bien que son visage laissât deviner clairement son agitation. La jeune fille avait les yeux rouges et un air solennel ; elle fixait timidement le plancher. Je m’attendais à ce que son père la réprimandât ou du moins la questionnât : au contraire, il se leva et l’emmena avec lui hors du chalet. Je ne pus en supporter davantage.
    — Qu’y a-t-il ? demandai-je durement au jeune homme. Qu’est-ce que ce mystère ? Que vous a-t-elle dit ?
    — Rien d’important, répondit-il d’une voix tremblante.
    — Ne faites pas le sot, repris-je. Vous devez me le dire. Je suis responsable de votre présence ici, vous le savez.
    Il balbutiait à contrecœur. Bribe après bribe, je finis par lui arracher toute leur conversation. La jeune fille l’avait informé qu’ils craignaient que

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