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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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continua pendant trois jours, avec plus ou moins de violence. Nous avancions opiniâtrement, sans échanger un mot, sauf en cas de nécessité. Les bois étaient trempés et l’ennui de la marche ne pouvait même pas être interrompu par la chaleur réconfortante d’un bon feu. Nous nous arrêtions de temps à autre dans une grotte pour prendre un peu de repos. Nous nous jetions sur le sol dur et humide, et pendant que l’un montait la garde, l’autre dormait d’un sommeil agité.
    Quand je proposais de nous arrêter dans l’une des cabanes prévues pour les étapes habituelles, il refusait en marmonnant :
    — Vaut mieux pas ; je sens que ça serait dangereux. Vous autres, citadins, n’avez donc ni endurance ni bon sens !
    Le quatrième jour, le soleil sortit des nuages et l’air devint poisseux. Les bois fumaient comme une jungle africaine. Nous avions près d’un jour de retard. Mon guide fonçait, entêté, sur le qui-vive, moi je me traînais derrière, harassé, incapable d’égaler son endurance. Un seul désir me possédait : enlever mes souliers. Mes pieds étaient enflés et chacun de mes lourds godillots cloutés me serrait la cheville comme un étau. Je supportai mon mal le plus longtemps possible, n’osant pas m’attirer le courroux du guide en suggérant une halte. Pourtant, ma force et ma patience m’abandonnèrent. Je tapai, assez respectueusement, sur l’épaule du guide et lui dis :
    — Désolé, mais je n’en peux vraiment plus. Il faut que je me repose. N’y a-t-il pas quelque endroit où nous puissions passer la nuit ?
    À ma surprise, il ne se mit pas en colère. Au contraire, il se montra doux et compréhensif. Il posa avec bienveillance la main sur mon épaule et dit :
    — Je sais combien vous êtes fatigué. Cela n’est pas facile pour moi non plus, mais rendez-vous compte que nous ne sommes plus qu’à vingt kilomètres de la frontière hongroise. Rassemblez vos dernières forces, essayez !… dit-il amicalement.
    — Si cela était possible ! Mais vingt kilomètres ou deux cents, c’est la même chose pour moi. Je n’en peux plus !
    Sa patience l’abandonna.
    — Vous croyez que ça ne fait pas de différence ? dit-il en grinçant des dents de fureur contenue. Sachez qu’il est très dangereux de s’arrêter ici, même pour quelques heures. La Gestapo surveille certainement les environs. Qui vous dit qu’on ne nous suit pas ? Ou qu’ils n’attendent pas que nous nous montrions quelque part ?
    — Je crois que vous exagérez le danger. Il y a bien des raisons pour lesquelles l’autre guide peut n’être pas revenu, si c’est cela qui vous tracasse encore. En tout cas, même s’il a été pris, il n’a peut-être pas parlé.
    Il m’examina comme s’il regrettait de s’être mis en route avec moi.
    — Comme vous voudrez, dit-il en haussant les épaules. Il y a près d’ici un village slovaque où nous pouvons passer la nuit.
    Puis, me regardant avec, dans les yeux, un appel muet :
    — Cela rallongera notre voyage de cinq kilomètres pour y aller et cinq autres pour rejoindre notre route.
    — Ne soyez donc pas si pessimiste, dis-je en riant faiblement, essayant de me remettre en bons termes avec lui. Vous jouirez sans doute autant que moi de ce repos.
    — Je ne crois pas, répondit-il amèrement, je ne serai tranquille que lorsque nous aurons repris la route.
    Nous suivîmes la piste pendant près de deux kilomètres dans un silence tendu. Je souffrais d’une manière aiguë. Alors que nous allions quitter un sentier pour une route, je rassemblai mon courage pour lui proposer de m’indiquer la maison où je passerais la nuit, tandis que lui, s’il trouvait cela trop dangereux, pourrait camper dehors en un endroit où je le rejoindrais le lendemain.
    — Vous connaissez les consignes, répondit-il avec calme, vous savez bien que depuis que nous avons commencé ce voyage, nous ne formons plus qu’une seule personne. Quoi qu’il advienne, c’est mon devoir de rester avec vous jusqu’à ce que nous atteignions la Hongrie et que je vous remette à nos gens à Kosice.
    À ce moment-là, bien que je lui tinsse rigueur de son attitude, à cause de ma fatigue, je ne pus m’empêcher de l’admirer énormément. Il agissait avec prudence, par discipline, par loyauté envers la Résistance, avec un calme résolu dont peu d’hommes eussent été capables. Nous atteignîmes enfin la route et marchâmes pendant une heure sur sa

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