Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
surface dure. C’était presque un plaisir après avoir peiné comme des chevaux de labour à travers la boue collante.
À un détour de la route, nous vîmes les lumières d’un village tout proche. Mon guide me fit signe de venir le rejoindre derrière un grand chêne. Son accent était à la fois résigné et boudeur lorsqu’il me dit :
— Nous ne pouvons entrer dans le village dans cet état. C’est un tout petit hameau, on nous remarquera, et l’on parlera de nous.
— Que faut-il faire ? demandai-je d’un ton conciliant, désireux de lui plaire.
— Quitter nos sacs, nous raser, nous laver, nous rendre aussi présentables que possible. Et c’est un ordre !
Nous cherchâmes un ruisseau dans les alentours ; nous l’avions trouvé au bout d’un quart d’heure et, en nous allongeant sur la berge, il nous fut facile de nous laver et de nous raser. Nous creusâmes un trou sous un arbre facilement reconnaissable pour y enterrer nos sacs. Je refusai de me conformer à son désir et de me séparer de mon portefeuille, qui contenait le microfilm ; il me semblait que si je ne les avais pas à ma portée, je ne pourrais pas dormir.
Nous trouvâmes sans difficulté la chaumière où s’arrêtaient les courriers. Avant de frapper, le guide inspecta la maison, la route et le bouquet d’arbres que nous venions de quitter. Un paysan slovaque, épais et courtaud, nous ouvrit. Il était aimable et hospitalier et s’exprimait avec une volubilité lassante.
Je n’avais qu’un désir : me débarrasser de mes vêtements et dormir. Mais mon guide avait d’autres pensées. Avant même que nous ayons pu nous asseoir devant le feu qui ronflait dans le poêle, il posa une série de questions au paysan.
— Avez-vous vu Franek ? Quand avez-vous entendu parler de lui pour la dernière fois ? Avez-vous des nouvelles ?
— Oh ! oh ! cria le paysan en éclatant de rire. Vous me faites marcher.
Puis il se gratta la tête :
— Voyons… Franek…
La lenteur du paysan exaspérait le guide.
— Pour l’amour de Dieu, répondez ! Quand avez-vous vu Franek pour la dernière fois ?
— Il y a trois semaines environ, répondit le paysan d’une voix traînante.
— Que vous a-t-il dit ?
— Rien de particulier. Il allait bien. Il revenait de Hongrie. Pourquoi, est-il arrivé malheur ?
Le guide fronça les sourcils en entendant cette naïve question et tomba dans un silence méditatif. Franek devait être le prédécesseur dont l’absence avait si fortement inquiété mon guide. Le regard du paysan allait de l’un à l’autre ; il secoua la tête avec stupéfaction, puis il sortit de la cuisine en traînant les pieds et revint avec de l’alcool, des saucisses, du pain et du lait. J’avalai un verre d’alcool et mangeai avec un appétit féroce, tandis que le guide touchait à peine à la nourriture et avalait distraitement quelques gouttes d’alcool. Le paysan continuait à bavarder. Je lui demandai l’autorisation d’aller nous reposer et il nous conduisit à nos lits. Je me dévêtis hâtivement, me glissai entre les draps frais et m’endormis immédiatement, en serrant sous l’oreiller le précieux microfilm. Je n’avais pas dormi trois heures, lorsque je fus réveillé par un cri aigu et le choc d’une crosse de fusil contre mon crâne. J’étais étourdi, complètement abasourdi et, avant d’avoir eu le temps de recouvrer mes esprits, j’étais jeté à bas du lit par deux gendarmes slovaques en uniforme. Dans le coin de la chambre se tenaient deux gendarmes allemands qui ricanaient. Mon guide se tordait de douleur et sa bouche saignait. Une pensée lancinante se fit jour en moi : le microfilm sous l’oreiller. Pendant un instant, je fus cloué au sol par l’angoisse. Puis, bondissant furieusement, je saisis le microfilm et le jetai dans un seau d’eau qui se trouvait près du poêle.
Les gendarmes, à mes côtés, étaient glacés de peur à la pensée que je venais sans doute de jeter une grenade ou une bombe. Puis, comme rien ne se produisait, l’un des Allemands plongea la main dans le seau et repêcha le rouleau de pellicule. L’autre, une espèce de taureau au cou épais, à la face rouge, me gifla de toutes ses forces. Je chancelai ; il se jeta sur moi, me secoua violemment en m’assaillant de questions :
— Où est ton sac ? Avec qui étais-tu ? Caches-tu quelque chose ?
Comme je ne répondais pas, il recommença à me frapper. De l’autre
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