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Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin

Titel: Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jan Karski
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côté de la pièce, le guide subissait le même traitement. Levant un instant son visage ruisselant de sang, il regarda le paysan, sans colère ni haine, mais avec une tristesse profonde et résignée :
    — Pourquoi as-tu fait cela ? Pourquoi ? demanda-t-il d’un ton de reproche.
    Le paysan slovaque secoua la tête sans répondre et cligna péniblement des yeux, tandis que des larmes coulaient sur ses joues rebondies et rugueuses. Je ne crois pas que c’était un traître. Je compris que la jeune fille avait deviné juste : Franek avait dû être arrêté. Sous la torture, il avait sans doute révélé tout l’itinéraire et les étapes du voyage. Les pressentiments de mon guide ne l’avaient pas trompé. C’était là le résultat de la constance avec laquelle il m’avait suivi, par devoir et par loyauté, malgré la certitude qu’il y avait du danger. J’aurais pleuré de honte. Comment ai-je pu faire ainsi pression sur lui ? Pourquoi n’ai-je pas enduré la marche jusqu’au bout ?
    Tandis qu’on nous traînait hors de la maison, je lui criais sans arrêt :
    — Je vous demande pardon ! Je vous demande pardon !…
    Je le vis sourire faiblement, comme s’il m’accordait son pardon et m’exhortait au courage et à la confiance. On nous sépara et l’on nous emmena dans des directions opposées. Je ne l’ai jamais revu et je n’ai jamais su ce qu’il était devenu lxxiv .

Chapitre XIII Torturé par la Gestapo
    Je fus emmené à la prison militaire slovaque de Presov lxxv et jeté dans une petite cellule malpropre. Une paillasse et un broc à eau en constituaient tout le mobilier. Les gendarmes slovaques déambulaient de l’autre côté des barreaux, me regardant sans émotion ni curiosité. J’essuyai le sang sur ma figure et je m’allongeai sur la paillasse crasseuse. Le passage à tabac que j’avais subi et le coup de crosse m’avaient étourdi.
    Il n’y avait peut-être pas de place dans la prison ordinaire de Presov, mais on pensait surtout que je serais mieux gardé dans un établissement militaire. Dans la même prison se trouvaient des soldats slovaques et, de temps en temps, je pouvais entendre leurs voix. À vrai dire, ce n’étaient pas des criminels ; ils avaient été punis pour de petites infractions à la discipline militaire. Ils jouissaient de certaines libertés, par exemple celles de se promener dans la cour de la prison, de se laver et de faire leur toilette dans les lavabos.
    Mes idées s’étant un peu éclaircies, je m’assis, ramenai mes genoux sur ma poitrine et me pris le menton dans les mains. Un vieux Slovaque avait remplacé les deux gendarmes et il m’observait avec un mélange de pitié et de simplicité qui me déconcertait et même m’irritait. Pendant un instant, je me demandai si la Gestapo ne se désintéressait pas de mon cas, puisqu’elle ne se donnait pas la peine de déranger des gardiens nazis. Mais mes espoirs furent brutalement dissipés. Deux hommes entrèrent dans ma cellule et me jetèrent au bas du lit. L’un d’eux cracha même sur ma paillasse, en signe de mépris, puis ils m’ont brutalement poussé hors de la cellule et emmené vers une auto qui m’attendait.
    Je fus conduit au commissariat de police de Presov. J’entrai dans un petit bureau aux meubles disparates. Une épaisse fumée de tabac obscurcissait la pièce. Assis derrière une table carrée, un homme fluet, aux cheveux roux, examinait des papiers. Quelques soldats en uniforme allemand étaient assis le long des murs, tirant négligemment des bouffées de leurs cigarettes tout en bavardant, comme si je n’étais pas présent, comme si j’étais un objet invisible ou inanimé. L’homme roux continua à examiner ses documents et moi je me suis mis à fixer les pellicules sur le col et les épaules de son uniforme noir. Passant d’un pied sur l’autre, je me demandai si la chaise vide devant la table m’était destinée. À la fin, le gardien qui me suivait brailla par-dessus le bourdonnement des voix :
    — Assieds-toi, sale cochon, en m’allongeant un coup de son énorme poing dans le creux des reins.
    Je trébuchai et tombai assis sur la chaise.
    Ainsi, c’était cela, pensai-je, l’interrogatoire de la Gestapo dont j’avais si souvent entendu parler. Jusque-là, la conception que je m’étais faite de la brutalité de la Gestapo avait été claire, mais vaguement irréelle. Il ne m’était jamais venu à l’idée que je pourrais en être

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