Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
effectivement la victime. Maintenant, j’étais dans le bain. J’étais assis, mordant mes lèvres d’anxiété, tout en frottant mes mains moites l’une contre l’autre. Mon esprit semblait paralysé et impuissant.
L’homme mince écarta quelques feuillets et me regarda, comme si ma présence ajoutait encore à l’ennui de sa besogne routinière. Il poussa vers moi des papiers en demandant sèchement :
— Ce sont vos pièces d’identité ?
Tout mon être se glaça, je ne pus répondre. Je sentais que la moindre faute serait comme une minuscule brèche dans une digue ; une réponse malvenue, et c’est peut-être un raz-de-marée qui balaie tout sur son passage. Les yeux bleu pâle de l’homme brillèrent d’un éclat inquiétant. Un sourire dépourvu d’humour plissait ses lèvres minces.
— Eh ! Eh ! On n’aime pas bavarder avec nous ?… Nous ne sommes pas assez bien pour vous ?
Une explosion de rires salua cette saillie. Le gardien, derrière moi, bondit ; sa main m’étreignit la nuque.
— Réponds à l’inspecteur, bougre de cochon ! hurla-t-il.
Ses doigts labouraient mon cou comme des griffes.
— Oui, ce sont bien mes papiers.
Ma voix n’obéissait plus à ma volonté, comme si quelqu’un d’autre parlait par ma bouche. L’inspecteur hocha la tête de haut en bas avec un air sarcastique.
— Merci. C’est aimable à vous de répondre directement à ma question. Tant que vous serez dans cet état d’esprit, mon ami, je suis sûr que vous ne verrez aucune objection à me dire toute la vérité sur vos relations avec le mouvement clandestin ?
Je lui répondis aussitôt :
— Je n’ai pas de relations avec le mouvement clandestin. Vous pouvez le voir par mes papiers. Je suis le fils d’un professeur de Lviv.
En effet, d’après mes papiers, j’étais le fils d’un professeur de Lviv, ville occupée par les Soviétiques. Le nom était exact ainsi que tous les détails portés sur les pièces d’identité du fils du professeur, qui s’était évadé antérieurement et se trouvait maintenant à l’étranger. Ainsi, même si la Gestapo essayait d’établir mon identité, elle ne pourrait pas découvrir que je n’étais pas le fils de ce professeur.
L’inspecteur m’observait du coin de l’œil, le visage renfrogné.
— Je sais, je sais, c’est bien ce qui ressort de vos papiers, n’est-ce pas. Et depuis combien de temps êtes-vous le fils d’un professeur de Lviv ? Deux mois ?… Trois mois ?
Des ricanements, des éclats de rire s’élevèrent à nouveau parmi les auditeurs assis autour de la pièce. De toute évidence, l’inspecteur était le pince-sans-rire de la Gestapo locale, et une claque d’amateurs s’était assemblée pour cette représentation. Ce n’était pourtant pas trop mauvais jusque-là. J’étais réconforté en pensant que la bouffonnerie dont faisait montre le policier me donnerait l’occasion de respirer de temps en temps et me permettrait de préparer mes réponses.
L’inspecteur fit la bouche en cœur ; il avait certainement trouvé une plaisanterie particulièrement brillante :
— Ainsi, vous êtes le fils d’un professeur de Lviv. Vous êtes donc un homme intelligent. Nous aimons avoir affaire à des gens intelligents, n’est-ce pas ?
Son regard erra sur la pièce, et comme des chiens bien dressés, les hommes approuvèrent. Il recueillait ce genre d’applaudissement avec le sourire satisfait d’un acteur averti.
— Dites-moi, fils de professeur, susurra-t-il, avez-vous vécu toute votre existence à Lviv ?
— Oui.
— C’est une belle ville, Lviv, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous aimeriez la revoir encore, un jour, n’est-ce pas ?
J’observai un silence impassible, sachant bien que toute réponse ne ferait que me rendre ridicule.
— Vous ne vous souciez pas de répondre à cette question ? me demanda l’inspecteur avec douceur. J’y répondrai pour vous. Oui, vous aimeriez bien y retourner. Dites-moi, pourquoi avez-vous quitté Lviv ?
La dernière question avait été posée avec une courtoisie exagérée. J’avais été si bien préparé à endosser mon identité que je répondis avec une vivacité mécanique.
— C’est à cause des Soviets. Mon père ne voulait pas me voir rester à Lviv sous l’occupation russe.
Il fit une grimace empreinte de sympathie.
— Votre père n’aime pas les Russes, mais vous, vous les aimez ?
— Je n’ai pas dit cela. Je
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