Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
l’inspecteur Pick semblait bourdonner bien loin au-dessus de moi, comme le vrombissement d’un avion dans le lointain.
— Ce simulacre de faiblesse ne vous sert à rien, disait-il. Les percussions derrière l’oreille ont été étudiées par nos plus grandes autorités médicales. C’est douloureux, je sais, mais elles ne provoquent ni l’évanouissement ni la perte de conscience. Des gestes théâtraux ne modifient pas des faits scientifiques.
Ces remarques professorales sur l’effet des coups déclenchèrent chez les gardiens une manifestation délirante de joie sadique. Par-delà leurs rires, j’entendais la voix de l’inspecteur, aiguë, passionnée et dédaigneuse.
— Mettez-vous au travail, criait-il. Laissez-lui juste assez de souffle pour qu’il me réponde.
Les gardes se jetèrent sur moi et me collèrent debout le long du mur. Un véritable déluge de coups de poing s’abattit sur mon visage et sur tout mon corps. Comme je m’écroulai, ils me soutinrent en me tenant sous les aisselles. Avec le dernier soubresaut de conscience qui demeurait en moi, je les sentis me lâcher et je m’effondrai au sol comme un mannequin insensible et désarticulé. Ils avaient trop préjugé de mon endurance, et ils ne m’avaient pas laissé suffisamment de souffle pour un nouvel interrogatoire.
Ils me laissèrent dans ma cellule pendant trois jours sans me déranger. Toutes mes articulations me faisaient mal. Mon visage était enflé et meurtri. Le côté où j’avais été frappé était sensible au moindre contact. Je sentais que ma situation était désespérée. Je comprenais qu’il était évident pour la Gestapo que je mentais. Au cours des interrogatoires qui allaient venir, il y aurait de plus en plus de questions auxquelles il ne me serait pas possible de répondre. Mais j’étais persuadé que la seule chose qui pourrait me sauver était de m’accrocher à mon histoire.
Le vieux Slovaque qui m’apportait de l’eau et de la nourriture m’encourageait à manger, mais j’arrivais à peine à avaler le liquide clair qui tenait lieu de soupe. Le deuxième jour, il m’emmena aux lavabos où j’essayai d’enlever le sang séché sur ma figure. Il y avait là plusieurs soldats slovaques qui se rasaient. Tout à coup, je remarquai une lame de rasoir usée sur le rebord de la fenêtre au-dessus de la cuvette où je me lavais. Presque machinalement, sans avoir de dessein précis et sans attirer l’attention sur moi, je l’attrapai rapidement et je la fourrai dans ma poche.
En revenant dans ma cellule et en m’étendant sur ma paillasse, je la serrais fiévreusement dans le creux de ma main. Pendant la nuit, je fabriquai un cadre avec un morceau de bois que j’avais trouvé et j’y insérai soigneusement la lame. C’était une arme excellente. Je la cachai dans la paillasse, pensant qu’elle me serait utile si les tortures continuaient.
À la fin du troisième jour, les gardes de la Gestapo entrèrent dans ma cellule. L’un d’eux me dit fielleusement :
— Je crois que tu aimerais bien avoir une nouvelle séance avec nous. Peut-être que tu veux nous montrer que tu es un costaud. Eh bien, j’espère que tu en auras l’occasion. Mais aujourd’hui nous devons t’apprêter pour rendre visite à un officier SS . Tu te sens quelqu’un, hein ?
Malgré l’état de léthargie de toutes mes facultés, ces nouvelles provoquèrent en moi une réaction vigoureuse. J’étais prêt à encourager en moi la plus faible lueur d’espoir, la plus timide perspective de vie et de liberté. Peut-être croyaient-ils mon histoire après tout ou bien, comme je l’avais déjà espéré, ils me tenaient pour un maillon sans importance dont il était presque inutile de s’occuper. Ma joie augmenta encore à la vue d’un barbier qui venait me raser. Pendant ce temps, les gardes étaient sortis avec mes habits et mes souliers et ils me les rapportèrent brossés et nettoyés.
Rien ne vint modérer mon optimisme lorsque j’entrai dans le bureau de l’officier des SchutzStaffel lxxvi . Il congédia les gardes d’un geste sec, avec même une légère marque d’aversion. Puis il m’offrit un siège avec une courtoisie manifeste. Il traversa la pièce pour faire sortir un soldat mutilé qui se trouvait à l’autre extrémité. Pendant ce temps, je l’observai avec attention, en cherchant à définir la tactique que j’aurais à employer avec cet inconnu.
C’était un jeune homme
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