Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
extraordinairement élégant de vingt-cinq ans au plus, grand, mince, aux longs cheveux blonds retombant sur le front avec une grâce étudiée. Il cultivait une attitude de franche et froide masculinité. En d’autres circonstances, l’effort minutieux qu’il faisait pour retrouver chaque détail de cette pose, soigneusement mise au point, m’aurait amusé. Son uniforme était une vraie splendeur : coupe d’une rare élégance, d’un fini méticuleux, il était constellé de rubans et de décorations. Ses supérieurs l’avaient indubitablement considéré comme le spécimen typique du jeune Junker prussien lxxvii , et il s’efforçait de rester fidèle à ses obligations.
Il marcha vers moi d’un pas soigneusement contrôlé, comme si sa personnalité avait été dédoublée, une partie agissant en censeur sévère, observant constamment et ordonnant le comportement de l’autre. Quelque chose dans cet homme me fascinait. C’était à ce point le produit si authentique de l’éducation nazie et de la tradition prussienne qu’il en était comme irréel. Chez lui le mouvement devenait incongru, comme si une statue de la jeunesse nazie tant glorifiée était descendue de son socle.
Je fus complètement stupéfait lorsqu’il s’approcha de moi, me mit gentiment la main sur l’épaule avec une nuance d’embarras juvénile et me dit avec une réelle sollicitude :
— Ne craignez rien. Je veillerai à ce qu’aucun mal ne vous soit fait.
Le charme candide de ces paroles bouleversait tous mes pronostics si bien que je restais un peu gauche. Je balbutiai quelque chose qui ressemblait à des remerciements et marquait ma surprise.
— Je vous en prie, ne me remerciez pas, répliqua-t-il. Je vois bien que vous n’êtes pas le genre d’homme auquel nous avons généralement affaire ici. Vous êtes cultivé, vous êtes racé. Si vous étiez allemand de naissance, vous me ressembleriez probablement beaucoup. C’est en quelque sorte un plaisir de rencontrer quelqu’un comme vous dans ce damné trou de Slovaquie, où il n’y a que des imbéciles et des poux.
Mon cerveau travaillait à toute vitesse pour essayer de deviner le but de cette nouvelle démarche. Aucun de mes amis tombés dans les filets de la Gestapo n’avait jamais mentionné d’expérience analogue à celle-ci. Je répondis avec une extrême prudence, comme un homme qui marche dans l’obscurité sur un terrain semé de fondrières.
— Me permettez-vous de dire que vous semblez différent des hommes que j’ai rencontrés jusqu’ici ?
J’attendais sa réponse avec une certaine nervosité, mais il se contenta de me fixer d’un regard franc et direct n’impliquant ni approbation ni désapprobation. Il me dit doucement en inclinant la tête :
— Voulez-vous venir avec moi dans mon bureau, je vous prie ?
Pendant un instant, j’aurais pu croire que j’avais le droit de choisir. J’acquiesçai et nous traversâmes un corridor vermoulu dont la décrépitude sembla l’indisposer, car il se mit à donner du bout des doigts de petits coups à son uniforme, comme pour enlever des grains de poussière. La pièce où il me fit entrer était meublée dans le style germanique typique. Elle semblait avoir été réaménagée spécialement à son usage. Une lourde table en acajou aux lignes sévères, aux pieds richement sculptés, était entourée par quatre fauteuils de cuir brun. Un canapé recouvert de velours brun était placé contre le mur, un grand bureau près de la fenêtre. Les murs étaient peints d’une couleur bistre. Ils étaient décorés d’énormes agrandissements de photographies de Baldur von Schirach, le chef de la jeunesse nazie et d’Heinrich Himmler, le chef de la Gestapo. Oh prodige ! Il n’y avait pas de portrait de Hitler. Un ancien glaive de chevalier teutonique pendait sur le mur au-dessus du bureau. Détournant mes yeux de ces portraits, je remarquai une troisième photographie plus petite, représentant une femme d’âge moyen aux traits délicats, aristocratiques, avec une adolescente dont le visage et les cheveux blonds ressemblaient à ceux de l’homme que j’avais devant moi. Il saisit ma pensée :
— Ce sont ma mère et ma sœur ; mon père est mort il y a cinq ans.
Il y eut un instant de silence contraint. Malgré son air viril et sûr de lui, ce n’était certes pas un vétéran dans cette branche de l’inquisition nazie. Il semblait se débattre à la recherche d’un moyen
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