Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
d’aborder le problème que je représentais pour lui. Son incertitude me causait un embarras identique. Soudain, cachant sa confusion sous une brusque détermination, il montra du doigt le portrait de von Schirach d’un geste théâtral.
— Regardez-le, dit-il, la voix amère, une expression d’orgueil blessé sur le visage. C’est un vrai chef. Un homme magnifique. J’appartenais autrefois au cercle de ses adorateurs, je pensais compter parmi ses hommes de confiance et je me retrouve ici !
Il cessa de parler et se mit à arpenter la pièce nerveusement. Pendant cette guerre, j’ai vu bien des hommes d’aspect impassible et même dur, taciturne et réservé en surface, brûler du désir de s’épancher, de parler d’eux-mêmes. Le comportement de ce lieutenant semblait être celui d’un homme souffrant depuis longtemps du besoin de se confier à quelqu’un qui ne soit pas assez proche de lui pour être dangereux. Il me parlait sur un ton confidentiel que je ne parvenais pas à m’expliquer.
Je savais que, bien souvent, ceux à qui il a été donné de recevoir ce genre de confidences sont exposés, par la suite, à souffrir du privilège de les avoir entendues. Les hommes du type de ce jeune lieutenant ont habituellement honte, après coup, de leur conduite sentimentale. Ils finissent par éprouver du ressentiment et de la haine à l’égard de la personne qui a été témoin de leur faiblesse. Cependant il n’y avait aucun moyen imaginable de l’arrêter. J’étais désorienté et je craignais un piège. Il plaça une chaise en face de moi, s’y assit et, se penchant en avant pour être plus près de moi, commença le récit de sa vie.
Il était né en Prusse-Orientale dans une famille de junkers. Enfant délicat et sensible, aux goûts artistiques, il avait nourri une haine intense pour son père, homme sévère et tyrannique, qui n’éprouvait que mépris pour cet être frêle et entendait en faire un officier racé. Sa mère et sa sœur étaient en adoration devant lui et le défendaient contre le dressage paternel. À l’âge de dix-sept ans, il avait été envoyé dans un Ordensburg, l’un de ces fameux collèges nazis, centre d’instruction de l’élite de l’ordre nouveau. À l’époque, avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, ces centres fonctionnaient secrètement lxxviii .
En me parlant de ce collège, ses yeux brillaient d’un éclat fanatique et sa voix devenait rauque d’émotion à revivre les événements de cette époque. C’est dans ce « monastère » germanique qu’il rencontra Baldur von Schirach, dont il devint le favori. Il venait le voir fréquemment et il l’emmenait en de longues promenades intimes dans les forêts alentour. Au cours de sa troisième année de collège, il avait été évincé auprès de von Schirach par un garçon qui, au dire de ce dernier, chantait mieux que lui de vieux chants germaniques et qui, en outre, était le meilleur lanceur de disque de l’école.
Le récit de cet incident sembla rouvrir une vieille blessure. La peine qu’il ressentait lui faisait involontairement se couvrir les yeux de ses mains, comme si une forte source lumineuse était braquée sur son visage. La narration tourna court brusquement.
— Ensuite je suis entré à l’école de formation des officiers SS et j’en suis sorti à la tête de ma promotion, dit-il, en revenant au sujet, et je suis fier du travail que je fais. Je voulais vous voir parce que votre comportement m’a impressionné. Je suis sûr que nous finirons par nous entendre. Je vous prie de croire que je ne cherche nullement à vous nuire, à vous personnellement, ni à vous demander de trahir qui que ce soit, ou de devenir notre agent. L’affaire dont je désire parler avec vous a une importance vitale pour l’avenir de la Pologne.
Le but de cette entrevue surprenante devenait clair. Ce rejeton de pure souche nazie devait me convertir à l’ordre nouveau. J’essayai désespérément de préparer une réponse anodine à cette invitation tacite à la confession et à la confiance. Bien qu’il eût déployé beaucoup de franchise et de charme dans le dessein de me séduire, j’étais sûr que cette manifestation n’avait pas uniquement mon bien en vue. Elle présentait un accent trop véridique et trop passionné.
J’espérais un instant que, si ses efforts se révélaient vains et ses offres séduisantes sans effet sur moi, il conserverait encore assez de sympathie et de
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