Monestarium
efforts qu’elle avait fournis
durant toutes ces années. Car Claire devait être sauvée. Mélisende de
Balencourt en était certaine. Claire avait l’épaisseur d’âme requise pour que
Dieu daigne la récompenser d’un miracle. Madame de Balencourt s’était
convaincue que si elle parvenait à sauver Claire, elle se sauverait avec. Mais
il n’y aurait plus de miracle. Rien ne pouvait plus la sauver.
Sans doute sombra-t-elle dans une
sorte de demi-rêve. Défilèrent dans son esprit ces images, ces échos mats
qu’elle combattait chaque jour avec acharnement. Le sinistre manoir des
Balencourt, le froid implacable, la faim tenace qu’y imposait leur père. Les
« processions nuitales », ainsi qu’il les avait baptisées. Pieds nus,
juste vêtues de leur mince chainse, elles devaient arpenter chaque pièce de la
sombre bâtisse, demandant pardon à Dieu de leurs fautes à chaque pas. L’écho
mat de leurs pieds sur les dalles glaciales. Parce qu’elle était âgée de dix
ans, Mélisende avait cessé de s’interroger sur la nature de ses fautes. Élodie,
sa cadette de cinq ans, se torturait encore l’esprit pour comprendre où et
comment elle avait péché. Un soir, elle avait osé s’en enquérir auprès de
monsieur leur père qui avait rugi en retour :
— Le péché originel !
C’est vous ! Vous toutes ! Catins qui nous avez jetés hors du
paradis ! Fustigez votre chair afin d’en extirper le démon !
Le demi-sommeil de la grande prieure
vira au cauchemar. Élodie avait attrapé une fièvre de poitrine. Mélisende
s’était allongée contre elle, la serrant dans l’espoir de la réchauffer.
Monsieur leur père avait interdit que l’on allumât un feu. La petite cage
thoracique chétive se soulevait au rythme désordonné de sa respiration.
Brûlante de fièvre, sa cadette délirait :
— Je vais rejoindre les anges,
chérie. Je suis si heureuse et pourtant si attristée que tu ne m’y suives pas.
Oh, c’est si beau, il fait chaud. L’air sent bon.
L’odeur d’humidité et de moisissure
qui empuantissait la chambre prenait son aînée à la gorge.
Un râle difficile s’échappait
maintenant de la gorge d’Élodie. Elle avait enfoui son visage dans le cou de sa
sœur, déposant un baiser sur ses cheveux, balbutiant :
— Je ne veux jamais revenir
ici. Suis-moi, ma chérie.
C’est alors que Mélisende avait cru
discerner un signe. Elle avait tiré la courtepointe élimée qui les couvrait et
l’avait plaquée sur le visage de sa sœur aimée. Longtemps.
Monsieur leur père avait fait
enterrer la petite fille à la hâte. Mélisende ne s’attendait pas à des larmes
de sa part. En revanche, elle n’aurait jamais supposé que la seule oraison
funèbre qui tomberait de ses lèvres serait : « Dieu jugera ses
fautes. »
Les processions nuitales avaient
repris dès le lendemain. Mélisende s’en délectait maintenant, allant jusqu’à
rester des heures presque nue, dans un froid glacial. Élodie reviendrait la
prendre, sous peu, dès qu’elle le pourrait.
Trois ans avaient passé. Élodie
n’était pas venue. Soudain, Mélisende avait compris. Sa cadette redoutait leur
père. Elle le craignait toujours, en dépit de ses ailes d’ange. Pauvre chérie.
Voilà ce qui l’empêchait de revenir la chercher afin de l’emmener vers le
paradis.
Une dernière procession nuitale.
Elle suivait son père à trois pas, pieds nus, la peau hérissée de froid. Il
avançait dans la pingre clarté dispensée par son esconce. Ils avaient longé la
balustrade du premier étage. L’immense salle commune en contrebas évoquait un
lac d’ombre. Un quart de toise plus loin, l’escalier. Elle s’était jetée dans
son dos, bras tendus devant elle. Un cri, un seul. Le long cri d’effroi de
celui qui dispensait la terreur depuis des lustres.
Mélisende de Balencourt se redressa
dans son lit, en nage, haletante. Elle fouilla du regard la vaste salle semée
de petites cellules protégées de toile. Elle se leva, se contraignant à
respirer avec lenteur. Il fallait qu’elle parle à Henriette, qu’elle lui
explique combien le trépas de Claire les rapprochait, combien elle s’en voulait
de ne pas avoir mentionné à la jeune femme les processions nuitales infligées
par son père. Claire aurait compris. Elle avait souffert dans sa chair. Elle
connaissait l’odeur des tortionnaires. Madame de Balencourt souleva un des pans
de grosse toile. Le lit était déserté. Sur la
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