Monestarium
Mortagne.
— Vous ferez, ma mère, comme il
est juste et bon.
Elle lui adressa un sourire de
lassitude et déclara avant de le quitter :
— Portez-vous bien, chasseur.
— Dieu veille sur vous, ma
mère…
Il attendit qu’elle se soit éloignée
de quelques pas et murmura très bas :
— … Et je Le sers enfin. Grâce
à vous.
Il suivit du regard la forme menue
jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière les cuisines.
Étrange. Que s’était-il
produit ? Il était incapable de nommer sa métamorphose, celle qui était
survenue une éternité avant, alors qu’il déchargeait le jeune daim qu’il venait
d’abattre. Il s’en souvenait très précisément. Le brasier d’une des absidioles
dessinait une sorte d’aura autour du visage de l’abbesse. Il s’était fait la
réflexion que les anges devaient lui ressembler. Le sang de la bête morte
séchait sur son épaule, noircissait le cuir de son surcot à hauteur de
poitrine. Il avait eu le sentiment diffus que leurs infinies différences se
résumaient à ceci. Elle, la lumière et la chaleur. Lui, le sang, la mort. Et
soudain, il avait compris, cru comprendre. Dieu lui envoyait un message qu’il
fallait saisir prestement avant qu’il ne se volatilise. Dieu lui adressait le
signe qu’il avait désespéré de recevoir toute sa vie. De cela, il serait à
jamais reconnaissant à cette toute jeune femme. Sans elle, Dieu ne lui aurait
jamais fait sentir Sa volonté. Le message était simple, évident : fauve
Petit Jean était, fauve il resterait. Mais Dieu avait besoin de fauves afin de
protéger Ses agneaux les plus précieux. Le sang, la mort, pour sa vie à elle,
et son pardon à lui. Petit Jean n’avait pas été grisé, ni même réconforté. Il
avait été bouleversé sans espoir, sans envie de retour. Protéger les agneaux de
Dieu contre les autres carnassiers. Contre les mâchoires qui voulaient les
mettre en pièces afin que meure tout à fait la lumière. Briser les mâchoires
entre ses grandes mains robustes.
Hucdeline de Valézan relut pour la
cinquième fois la missive que lui avait portée en grande discrétion le messager
de l’abbaye. Elle l’avait dédommagé de quelques deniers, certaine que son frère
avait ajouté sa générosité à la sienne. Elle détestait cette valetaille sans
honneur, sans grandeur. Ils participaient à une belle œuvre, et la seule chose
qui les préoccupait était de trouver le moyen de s’offrir une bouteille à la
taverne voisine. Faquins ! Ils vivaient comme ils étaient : en
pourceaux.
Ma belle et très aimée sœur,
Si j’en juge par les nouvelles
que me porte votre messager, mon nervi n’a pas fait preuve de l’efficacité que
je nous souhaitais. Cette vile race de bas ne cessera de m’étonner et de me
révolter. Bah, ils sont à l’image de leurs tares : bêtes, méprisables et
corvéables. Ne vous rongez pas d’impatience, si légitime soit-elle. Suivez le
conseil de votre frère qui se languit de votre sourire, de votre éclat. Une
émeute de ces répugnants lépreux éclatera sous peu. Ne sortez sous aucun
prétexte. Nombreux seront les pourfendus et vous êtes, mon éblouissante, la
seule personne dont la mort me chagrinerait.
Au plus profond de mes rêves, au
plus inattendu de mes jours, je me souviens de nos jeux, de nos nuits. Aucune
de celles que j’ai vécues depuis vous ne fut aussi flamboyante.
Je demeurerai ma vie entière à
vos côtés.
Je vous baise le front, sans
oublier le reste.
Détruisez cette missive à
l’instar des autres.
Votre toujours aimant,
Jean.
Elle lutta contre la nausée qui lui
était venue lorsqu’elle avait découvert les dernières lignes. Ne plus penser à
cette ignominie. Elle avait été la maîtresse de son frère durant des années.
Jusqu’à rejoindre les Clairets afin de vivre sa foi, afin de le fuir sans qu’il
puisse percevoir tout le dégoût, toute la terreur qu’il lui inspirait.
Sa survie avait été au prix de son
obéissance absolue. Elle avait obéi. Jean était capable de tout. Non. Il était
capable du pire, seulement du pire. Un démon. Un démon infiniment intelligent
et subtil. Mais un démon qui pouvait lui offrir ce dont elle rêvait depuis
longtemps : les Clairets.
En revanche, elle avait beau
fouiller les mots, les tourner en tous sens, rien n’évoquait le trépas récent
d’Aliénor de Ludain. Une sourde appréhension se mêlait à sa perplexité. Seul
Jean pouvait avoir orchestré
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