Monestarium
ans, son habitude du commandement et son indiscutable foi lui
réserveraient le rôle d’abbesse au décès de Catherine de Normilly, leur
bien-aimée mère, qui s’était écroulée, terrassée par une faiblesse de cœur au
début de l’hiver dernier.
Un sourire, le premier de cette
longue journée, vint à Plaisance à l’évocation de cette femme dont le titre de
mère avait été tant justifié dans son cas. De sa mère de sang, Plaisance ne
gardait qu’un souvenir confus et sans chaleur. Lassée de ses incessantes
grossesses, la jolie dame qui l’avait mise au monde jetait parfois un regard
étonné sur cette avant-dernière version de sa progéniture, semblant se demander
quel prénom elle avait bien pu lui attribuer. Sans doute était-ce la raison
pour laquelle elle avait opté pour un « mademoiselle ma fille » peu
compromettant qui lui évitait une fâcheuse erreur. Monge, le frère de Plaisance
et le cadet de cette tribu qui s’étendait sur douze ans, n’était guère mieux
loti. Il était également « monsieur mon fils », rares rappels à
l’ordre lancés d’une voix incertaine. Au contraire, madame Catherine de
Normilly avait accueilli l’enfante de six ans qui parlait, lisait, écrivait
déjà le français, le latin, sans oublier l’anglais, comprenait l’arithmétique
et l’astrologie, connaissait les textes sacrés et les vénérés Latins. Elle
avait parfois ri, parfois grondé et toujours salué avec joie les progrès de son
élève, de sa fille spirituelle. La petite fille s’était peu à peu convaincue
que dans un autre monde, un autre temps, Catherine de Normilly eût été la mère
de ventre qui lui était destinée. Elle avait tenu cette certitude secrète, afin
de ne pas effaroucher la grande femme dont les rares emportements ne
ternissaient ni la bonté ni l’infinie générosité. Madame Catherine était sa
véritable mère, mais elle ne le lui dirait jamais. Le reste, tout le reste,
était devenu simple. Les corvées, le silence imposé, les nuits glaciales, les
privations, rien ne l’avait plus rebutée. Puisqu’elle était la fille de madame
Catherine, elle devait lui ressembler en tous points. À tout le moins, elle
devait s’efforcer de contenter cette femme vieillissante dont l’énergie ne
connaissait nulle trêve. Il le fallait, afin de lui plaire et de la persuader
de leur communauté d’âme et de cœur. Plaisance s’y était employée, avec une
ferveur et un amour qu’elle se découvrait. Le désert du cœur l’avait abandonnée,
la laissant éblouie de reconnaissance.
Le regard de la jeune fille se posa,
presque à la dérobée, sur les sœurs qui constituaient le chapitre. Elle se
redressa. Dieu que sa charge nouvelle lui pesait ! Aurait-elle la force,
l’autorité requise pour diriger les quatre cents âmes et plus de
l’abbaye ? Hucdeline de Valézan, la grande prieure, murmurait à l’oreille
d’Aliénor de Ludain, la sous-prieure, son ombre fidèle. Aliénor prenait mal de
gorge dès qu’Hucdeline éternuait. On voyait rarement l’une sans l’autre, et
Plaisance s’était souvent demandé ce qui avait pu rapprocher deux femmes si
dissemblables. Après tout, on prétend que les contraires s’attirent. Hucdeline
était péremptoire. Elle aimait à régner au-dessus d’une cour de moniales
captivées par sa prestance et son habileté d’esprit. De belle langue, elle
convainquait sans effort. À l’opposé, Aliénor de Ludain était de celles dont
l’on ne remarque la présence que lorsqu’elles quittent une pièce en passant
devant vous. Elle semblait soupeser le moindre mot, au point que ses phrases en
devenaient inintelligibles tant elle les alourdissait de préambules :
« Elle ne savait pas… peut-être, éventuellement que… après tout, qui
était-elle pour… sans doute se trouvait-elle dans l’erreur… à l’évidence, son
jugement n’était guère infaillible… » Au bout du compte, on savait
rarement si elle avait souhaité formuler une chose ou son opposé. Sa nomination
comme sous-prieure devait beaucoup à l’amitié que lui témoignait Hucdeline,
mais également au bon sens politique de madame Catherine, qui avait jugé qu’une
grande prieure autoritaire lui suffisait. La finesse de l’ancienne abbesse ne
s’était pas arrêtée là. Elle avait fait élire Barbe Masurier cellérière [42] .
Barbe était une femme entre deux âges, enjouée, qui avait rejoint le cloître à
son veuvage, jugeant qu’il
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