Monestarium
la changerait peu de la vie que lui avait imposée
son défunt mari, un riche mercier ? [43] acariâtre et
avare. Elle se trompait. Elle avait trouvé aux Clairets un magnifique
dédommagement. Ses talents d’organisatrice avaient enfin été appréciés à leur
valeur, non plus parce qu’elle économisait à un mari atrabilaire un commis, une
souillon de cuisines et une garde-malade, sans oublier un délassement de nuit.
Veuve sans enfants, cette mère qui s’ignorait avait conquis un petit monde
qu’elle houspillait parfois, qu’elle rassurait et réconfortait le plus souvent.
La tête sur les épaules et les pieds fermement plantés sur terre, Barbe ne se
connaissait pas d’ennemies, pas même Hucdeline de Valézan. Cet état de grâce
avait pesé en sa faveur lors de son élection au poste de cellérière. Plaisance
réprima un sourire lorsqu’elle la détailla. Barbe portait sa grande carcasse
avec élégance. Âgée de quarante-cinq ans, elle restait alerte au point que
nombre de ses cadettes auraient pu lui envier sa vigueur. Aude de Crémont, la
boursière [44] ,
retint ensuite l’attention de la jeune abbesse. Insaisissable Aude. Elle
semblait toujours poursuivre un but confidentiel et très personnel. Pourtant,
jamais Plaisance ne l’avait prise en défaut d’arrogance ou d’ambition. Plus
troublante encore était sa manière de vous mener là où elle souhaitait vous
voir, à coups de suggestions, d’insinuations, de soupirs ou de phrases à double
entente. Plaisance ne parvenait toujours pas à se décider à son sujet, pas plus
que madame de Normilly avant elle. La boursière était-elle une redoutable
calculatrice ou une manipulatrice exerçant ses talents par simple
distraction ? Plus urgent en ce moment, était-elle une alliée potentielle
ou une ennemie probable ? Le toussotement d’Agnès Ferrand l’alerta. La
portière la fixait, un mince sourire aux lèvres. Plaisance lutta sans grand
succès contre le fard qui lui montait aux joues. Avait-elle manqué de prudence
en détaillant chacune de ses filles ? Peu de chose atténuait la laideur et
l’aigreur d’Agnès si ce n’était sa vive intelligence et sa culture. Au
demeurant, n’eut été l’insistance de monsieur de Nogaret*, conseiller du roi
Philippe le Bel*, sans doute Catherine de Normilly l’aurait-elle évincée du
conseil des sages. Agnès était la deuxième énigme du chapitre. Elle possédait
un don peu commun pour mettre en valeur, d’une simple phrase, d’un regard à
peine appuyé, toutes les faiblesses des autres. Un désir de revanche
expliquait-il sa permanente acrimonie ? Plaisance n’aurait su le dire.
Toutefois, elle-même appréhendait la cinglante ironie de la portière.
S’efforçant au calme, Plaisance lui destina un sourire plat, et tourna avec une
feinte nonchalance le regard vers Rolande Bonnel, sa fille dépositaire. Pauvre
chère Rolande ! Elle courait toute la journée, vérifiait, revérifiait tous
les registres, les croisait entre eux, traquant le moindre fretin fautif. Elle
harcelait les infirmières, la pitancière [45] , la chambrière [46] et même la sacristaine [47] ,
sans compter les quatre-vingts serviteurs laïcs au service de l’abbesse, les
soupçonnant de dépenses injustifiées. Plaisance avait dû apaiser les humeurs
froissées, assurer les forestiers, les gardes-bois, les vivandiers [48] et les tonneliers que leur probité n’était nullement mise en doute et que le
zèle de la dépositaire était à mettre au compte de son envie de servir au mieux
les intérêts de leur communauté. Cela étant, elle voyait venir, non sans
alarme, le moment où elle devrait ramener cette brave mais fatigante Rolande à
davantage de mesure et surtout de diplomatie. Jusque-là, Plaisance avait
atermoyé, remettant toujours à demain la nécessaire conversation. La
dépositaire était une de ses alliées et elle n’en comptait pas tant qu’elle
puisse les blesser ou les vexer au risque de se les mettre à dos.
La jeune abbesse avait choisi deux
autres sœurs parmi les officières afin de compléter ce conseil de discrètes,
deux autres alliées, du moins l’espérait-elle. Élise de Menoult, sœur
chambrière, et Hermione de Gonvray, l’apothicaire, dont la blondeur juvénile
aurait pu la faire passer pour une adolescente quand elle avait dépassé la
trentaine. Élise intercepta son regard et hocha la tête avec discrétion pour
l’assurer de son soutien. Elle avait rejoint leur
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