Montségur, 1201

oncle lui révéla alors les mystères du
graal. À ce stade du récit, de nouveau l’Allemand s’arrêta de chanter un
instant, pendant que son compagnon faisait lugubrement résonner la harpe dont
les échos lancinants se conjuguaient avec le crépitement du foyer. Même les
serviteurs étaient attentifs et impatients d’entendre la suite.
    — Le graal contient une pierre précieuse qui,
jadis, ornait la couronne de Lucifer, avant que l’archange déchu ne se fût
révolté contre le Seigneur, expliqua le vieil oncle. Cette pierre se nomme lapsit
exillis . Dans la bataille que Satan soutint, et perdit, contre Michel et
ses anges, une émeraude se détacha de sa couronne et les anges la gardèrent
comme un trophée.
    L’assistance parut à la fois tendue et stupéfaite
par ces paroles. On ne parlait pas impunément de la bataille céleste à l’issue
de laquelle le Dragon, le Serpent, le Diable, c’est-à-dire Satan, avait été
vaincu.
    — Cette émeraude est source de vie et assure
le salut de l’âme. Après l’avoir contemplée, un chevalier devient invulnérable
pendant la semaine qui suit cette heureuse visite. Voilà pourquoi le roi
pécheur, bien qu’atteint d’une incurable blessure, pouvait prolonger ses jours
par la vue du Graal qui, par surcroît, donnait à son corps la nourriture dont
il avait besoin.
    « Mais le Graal ne se montre point aux
regards de ceux qui ne sont pas en état de grâce. C’est alors en vain qu’on
tente de l’approcher et c’est pourquoi Perceval ne pouvait retrouver
Montsalvat. Le chevalier qui le trouve enfin, pour prix de tant de faveurs, est
soumis à la discipline du secret, et l’un des plus grands crimes qu’il puisse
commettre est de révéler inconsidérément ces mystères.
    « Ayant appris cela de son oncle, Perceval
retrouva son épouse, et la cour d’Arthur l’accueillit de nouveau dans son sein.
La sorcière qui l’avait banni revint, cette fois pour lui annoncer qu’il serait
le roi du Saint-Graal. Il retrouva dès lors Montsalvat. Le roi pécheur était
presque mourant et Perceval lui demanda la cause de ses maux. Le roi guérit
aussitôt à cette question. Perceval consacra le reste de ses jours au service
de la lance et du Graal, et aux devoirs de sa royauté chevaleresque.
     
    Un silence hostile et réprobateur s’installa dans
la pièce quand il eut terminé la dernière strophe. Nul applaudissement, nul
murmure, nul compliment se fit entendre.
    Que signifiait ce conte ? Que la pierre de la
couronne de Lucifer donnait la vie et la grâce divine ?
    Ceux qui avaient entendu une autre version du
conte du Graal, un récit dans lequel le plateau, ou la coupe, contenait le sang
du Christ étaient encore plus désemparés. Tout cela ne pouvait être qu’une
invention de cet Allemand, voulaient-ils se convaincre.
    — Seigneur troubadour ! intervint alors
le moine Bernard d’Urgio, en se levant, je prétends que vous blasphémez !
La pierre luciférienne, si elle existe, ne peut sauver les hommes ! Vous
avez inventé cette histoire pour attirer les pauvres crédules dans vos filets
hérétiques ! En vérité, vous êtes au service du démon ! rugit-il en
devenant tout rouge.
    Pierre de Castelnau se leva à son tour :
    — Moi, archidiacre de Maguelone, en ce
lendemain du jour sacré où notre Seigneur est ressuscité, je vous accuse
d’hérésie, de blasphème et de sacrilège maléfique !
    Plusieurs murmures d’assentiment se firent
entendre, principalement de l’abbé de Grandselve et du grand vicaire d’Auch.
Même Esclarmonde gardait un visage fermé et désapprobateur. Le Saint-Esprit
apportait la grâce, car il était d’une essence divine, invisible et
immatérielle. Imaginer qu’une pierre appartenant au démon fasse la même chose
ne pouvait être qu’une abomination maléfique.
    — Puis-je défendre mon compagnon ? lança
calmement Conrad de Tannhäuser en s’adressant à la sœur du comte de Foix.
    Elle opina lentement.
    — L’émeraude ornait la couronne de Lucifer, avant que cet ange ne soit précipité hors des cieux. Elle n’a donc cessé d’être pure,
car c’est le Seigneur qui l’avait confiée à Lucifer, pour qu’il en fasse un bon
usage. Après que cette pierre se fut détachée, durant la lutte avec l’archange
Michel, le Seigneur Dieu l’a confiée à des anges qui l’ont gardée jusqu’au
sacrifice du Golgotha. À la suite de cette rédemption, le Seigneur Dieu a jugé
que les