Montségur, 1201

alliances familiales. Il croyait avoir la foi, mais il doutait et il se
posait des questions parfois sacrilèges sur le monde céleste, écoutant souvent
d’une oreille attentive les débats sur le dogme cathare. Ce que venait de
révéler le chevalier teutonique allemand, qu’on ne pouvait si facilement
accuser d’être hérétique puisqu’il appartenait à un ordre religieux respecté,
c’était qu’il existait une preuve du combat entre Dieu et Lucifer. Une preuve
que le Démon avait été vaincu. Si c’était vrai, cela changerait sa vision du
monde et affermirait sa foi.
    — La pierre n’a pas pour nom lapsit
exillis mais lapis ex cœlis , la pierre du ciel. Alaric l’a prise à
Rome où l’évêque de la ville la conservait précieusement, après l’avoir fait
venir de Palestine.
    — Je croyais qu’Alaric avait mis Rome à
sac ! intervint un chevalier d’un ton ironique et incrédule.
    — On a dit cela pour le dénigrer et salir les
Goths, répliqua Dracul. En réalité, si les romains, et surtout les romaines,
subirent le joug des vainqueurs, et s’ils durent abandonner leurs biens et leur
fortune, les Goths ont respecté la religion chrétienne, puisqu’ils étaient
chrétiens. Les églises ne furent pas dépouillées et Alaric décréta leurs
sanctuaires inviolables. Il s’appropria seulement la pierre de Lucifer,
justement pour l’honorer car il craignait qu’elle ne disparaisse un jour.
    « Le roi des Goths la transmit ensuite à ses
successeurs et, quand ils vinrent dans le Toulousain, ils l’emportèrent comme
d’ailleurs toutes les richesses prises à Rome. La lapis ex cœlis était
conservée et honorée à Toulouse. Mais quand les Francs de Clovis
s’approchèrent, le roi des Goths, Alaric le second, décida de la cacher.
    — Alaric est mort, tué par Clovis à Poitiers,
remarqua Esclarmonde.
    — Oui, et depuis nul ne sait où se trouve
cette pierre. Alaric n’avait rien révélé.
    — Même vous, vous ignorez où elle se
trouve ? demanda Guilhem, toujours aussi dubitatif.
    — Même moi ! Sinon je serais allé la
prendre, répliqua Dracul avec un rire déplaisant.
    — Vous ne nous avez rien appris, fit
Esclarmonde, visiblement déçue. Il n’y a aucune preuve que tout ceci ne soit
pas un conte.
    Le comte Dracul parut piqué au vif.
    — En effet, noble dame, surtout si vous
pensez que l’évêque Nicétas est aussi une fable.
    — Qu’a à faire ici le vénéré Nicétas ?
    — L’évêque Nicétas est venu dans le
Toulousain pour plusieurs raisons, noble dame. L’une d’elles était qu’il avait
découvert où se trouvait la pierre. Cette émeraude était la preuve de la lutte
entre le Bien et le Mal. Une preuve aussi vraie que le blanc et le noir se
partagent le corps d’une pie. Le révérend Nicétas avait besoin de la voir pour
prier le Seigneur devant elle.
    — L’évêque Nicétas a-t-il vu cette
pierre ? intervint le grand vicaire, après avoir dégluti d’inquiétude.
    — D’après un parchemin relatant son voyage
dans vos contrées, oui. Il y a rapporté qu’elle est au fond d’une grotte ou un
gouffre. Qu’elle brille de mille feux et qu’elle donne la vie.
    — Peut-être l’a-t-il emportée ! suggéra
quelqu’un en plaisantant.
    — Non, il l’a laissée. Il est dit dans ce
parchemin qu’il lui avait suffi de la voir. Elle avait conforté sa foi.
    — Avez-vous vu ce parchemin ? demanda
Esclarmonde d’une voix émue.
    Elle avait presque 13 ans quand Nicétas était venu
dans le comté de Foix. Son père avait reçu l’évêque bogomile avec magnificence
et son frère avait longuement parlé avec lui. Elle n’avait jamais oublié cet
homme si pieux qui lui avait expliqué simplement la doctrine cathare : “Il
y a un Dieu unique et absolu. Et deux principes ont créé l’univers : le
Christ pour le Bien, et Lucifer pour le Mal” Ce saint homme aurait donc eu la
preuve de la justesse de leur croyance ?
    — J’ai vu le parchemin, affirma le Valaque.
    — Hérésie ! ! ! hurla Bernard
d’Urgio en tendant un doigt accusateur vers Esclarmonde. La vérité est enfin
dévoilée ! Alaric l’arien était hérétique ! Le bogomile Nicétas
n’était qu’un adorateur de Lucifer, tous comme vous, cathares ! Le feu du
ciel s’abattra sur vos maisons comme l’Éternel l’a répandu sur Sodome et sur
Gomorrhe. Si vous ne vous repentez pas, si vous ne renoncez pas au culte du
démon, vous serez détruits