Montségur, 1201

la mystérieuse émeraude luciférienne qui donne la vie, l’émeraude
qu’aurait possédée Joseph d’Arimathie. Il va mélanger les deux histoires. Le
bassin qui contient la tête devient un graal, une coupe dans votre langue d’oc,
et il ne dit pas ce qu’elle contient parce que l’Église l’aurait condamné. La
comtesse de Flandre, qui lui avait demandé cette épopée, n’aurait jamais
accepté que la coupe contienne une pierre appartenant à Lucifer. Vous avez vu
les réactions qu’ont eues les gens, ici ! Chrétien dit seulement que le
graal donne la vie.
    — Admettons, fit Guilhem, à moitié convaincu.
Mais comment Chrétien de Troyes aurait-il connu l’histoire de l’émeraude ?
    — Voici ce que Conrad a découvert, ou
déduit : quand Clovis s’est approché du Toulousain, Alaric II a caché
la pierre, craignant que le roi des Francs ne la prenne. Mais le roi goth a été
tué à Poitiers durant la bataille, de la main même de Clovis. La question
est : avait-il donné le secret de la cachette à quelqu’un ?
    — C’est ce que j’aurais fait.
    — Moi aussi ! N’oublions pas qu’Alaric
avait un jeune fils. Il a donc certainement confié l’endroit où était cachée la
pierre à un serviteur fidèle. Peut-être son médecin, ou son intendant.
Peut-être un clerc, car il a dû longuement décrire l’endroit, et même l’écrire
sur un parchemin. Mais Clovis est arrivé très vite à Toulouse et a fait
transférer tous les biens d’Alaric à Bordeaux. Les Goths fidèles à Alaric se
sont enfuis, d’abord en Catalogne, puis en Hispanie. Le successeur d’Alaric a
alors établi son trône à Tolède. Le détenteur du secret s’est certainement
installé là-bas.
    « Revenons maintenant au médecin juif de
Saint-Jean d’Acre. Il se nommait Flégétanis et avait entendu l’histoire d’un
autre médecin juif, un rabbin, qui la tenait de son père. Ce dernier, dont seul
Conrad connaissait le nom, avait confié à Flégétanis que le secret de
l’émeraude se transmettait dans sa famille depuis Alaric. C’était vraisemblable
car il s’agissait d’une très ancienne famille de sages et d’érudits se disant
être de la lignée de Salomon. Bien sûr, ce rabbin médecin, très féru de
théologie, mathématiques et astronomie, n’avait pas dit à Flégétanis où se
trouvait l’émeraude, mais comme il avait confiance en lui, il a laissé filtrer
quelques indices. C’était près d’une montagne d’où on voyait un lac et il y
avait une fontaine magique. La montagne s’appelait Montsalvat.
    — Pourquoi ce rabbin a-t-il raconté cela à
Flégétanis ? C’est le genre de secret qu’on ne confie pas.
    — Il n’a révélé que des bribes. Il faut avoir
en tête ce qui se passait alors en Hispanie. Après la création du royaume
wisigoth de Tolède, la famille du rabbin était partie s’installer à Cordoue.
Puis les infidèles étaient arrivés, mais ils toléraient et même protégeaient
les Juifs. Seulement, il y a cinquante ans, les nouveaux princes Almohades ont
commencé à les persécuter, leur imposant la mort par décapitation ou la fuite.
Ce rabbin perdit ainsi sa famille, mais parvint à s’enfuir à Tolède. Comme il
avait confiance en Flégétanis, son coreligionnaire, il envisageait de lui
confier son secret pour qu’il ne se perde pas. Mais Flégétanis était au service
d’un noble chevalier, et quand celui-ci a décidé de se rendre en Palestine, il
a dû partir avec lui.
    Les deux hommes avaient cependant décidé de se
retrouver à son retour.
    — C’est ce rabbin que voulait rencontrer
Conrad ?
    — Oui. Au retour de la croisade, il a écrit à
Flégétanis qui lui avait dit où il habitait. La lettre a mis plus d’un an à lui
parvenir. Par chance, Flégétanis était revenu de la croisade. Il lui a répondu
au bout d’une nouvelle année, lui proposant de venir à Tolède. Son ami rabbin
était malade et prêt à offrir son secret à l’ordre teutonique.
    L’histoire était vraisemblable, songea Guilhem qui
demanda quand même :
    — Qu’avait exactement appris Conrad ?
    — L’émeraude est conservée dans une montagne
appelée Montsalvage par les Goths. À côté, il y aurait un grand lac et une
fontaine magique où vivraient des fées, ou des anges, qui protégeraient le
secret.
    — Comment Conrad t’a-t-il convaincu de partir
avec lui rechercher ce secret ?
    — Revenu des croisades, Conrad a tenté
d’oublier