Montségur et l'enigme cathare
mythologie qui tente d’expliquer rationnellement l’existence
du monde visible et la présence du Mal. Pour ce faire, Mani n’a pas tout
inventé : quelle que soit la réalité de sa « vision », il a
puisé largement dans un fonds traditionnel qui était à sa portée, un fonds
mythologique bien entendu, auquel il a ajouté des structures mazdéennes. Ce
fonds traditionnel, ce n’est évidemment pas chez les Germains, en dépit, des
analogies frappantes qu’on peut constater, qu’il est allé le chercher. Il est
plus vraisemblable qu’il l’a trouvé en Iran même, et sur le pourtour immédiat, dans
la zone d’influence des Scythes. On sait, depuis les travaux de Georges Dumézil,
les rapports étroits qui existent entre les récits mythologiques des peuples
scythes et ceux des Germains et des Celtes. Et quand on analyse en détail la
cosmogonie manichéenne, on est amené à de curieuses comparaisons, notamment à
propos de la légende du Graal, surtout celle dont l’Allemand Wolfram von
Eschenbach a fait le récit. Il y a une vision du Graal qui est
germano-iranienne. En fait, elle est manichéenne : et certains Allemands
qui ont cherché le Graal à Montségur ou dans le pays cathare ne l’ont pas fait
sans raison.
Car il est évident que les Cathares sont les héritiers des
manichéens. C’est dire aussi que le catharisme apparaît bien plus comme une religion à part que comme une hérésie chrétienne. Qu’a
donc à faire la théologie chrétienne là-dedans ? Reconnaître Jésus comme
un des envoyés du Dieu de Lumière n’est pas précisément conforme à la notion du
Fils de Dieu unique qui vient, par son sacrifice, sauver l’humanité. Et ce qui
frappe dans le manichéisme, c’est la tendance à ce grand détachement vis-à-vis
de la matière, puisqu’elle est le Mal, allant parfois très loin, vers les pires
aberrations. L’ascétisme peut être poussé à l’extrême, puisque l’idéal serait d’anéantir
au plus tôt l’enveloppe charnelle qui nous enferme : cela conduit tout
droit au suicide. Mais jamais Mani n’a encouragé le suicide, pas plus que les
Cathares. Cependant une ambiguïté subsiste : cette tendance se manifeste
constamment à travers l’histoire des sectes manichéennes et trouve son achèvement
avec la fameuse Endura des Cathares de la fin
du XIII e siècle.
Les composantes extrême-orientales ne sont pas absentes non
plus. Si le croyant parvient à se détacher de l’emprise du monde matériel
extérieur, et à observer les règles de la morale, son âme, après la mort, accomplira
une ascension triomphale et pénétrera au Royaume de la Lumière qui est un
véritable Nirvâna . Ce salut est opéré
principalement par une sorte d’illumination intérieure, permettant de nous
convaincre de notre double nature. L’influence bouddhique apparaît sensible ici,
mais à la différence de la doctrine orientale, qui met l’accent sur l’illumination
pure, de nature sensible, provoquant le renoncement, la doctrine manichéenne
considère l’illumination d’un point de vue plus intellectuel : c’est une
connaissance, une gnose . Au fond, Mani se
rattache au courant gnostique.
La morale manichéenne, qui se propose d’aider les êtres à retrouver
la pureté originelle, devient de ce fait une morale de la non-action, ce qui n’est
pas non plus sans ambiguïté. Le monde extérieur est donc l’œuvre du Démon, et
toutes les actions qu’on accomplit pour façonner ce monde, sous quelque forme
que ce soit, sont un encouragement au Dieu du Mal. Allons plus loin : toute
amélioration matérielle, tout progrès de civilisation, toute découverte
scientifique, toute technique nouvelle, tout cela contribue à accroître la
puissance de ce Dieu du Mal et à perpétuer son œuvre. Dans ces conditions, une
stricte application de la morale manichéenne conduirait à un refus de vivre, à
l’extinction de l’espèce. Il ne semble pourtant pas que les manichéens soient
allés jusqu’à préconiser ces solutions extrêmes.
D’ailleurs, ils ont opéré des distinctions parmi leurs
adeptes. D’un côté, il y avait les « Purs », les « Élus », et
de l’autre, les « Auditeurs », ou simples croyants. Les premiers sont
astreints à un ascétisme rigoureux, intransigeant ; mais les seconds
vivent dans le monde, comme les autres, se mariant, travaillant et participant
à la vie du groupe social auquel ils appartiennent. Leur devoir
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