Morgennes
l’exemple.
Un vieillard, qui jusque-là était resté tranquillement sur sa chaise, se dressa subitement. Montrant la croix qu’il avait au cou, il meugla :
— Majesté, en tant que patriarche de Jérusalem, je prendrai ce péché sur moi ! J’irai ensuite me faire absoudre par le pape, qui, j’en suis sûr, approuvera cette action.
— P-p-patriarche, tu ne peux pas imaginer nom plus méprisable et plus vil, pour me sommer d’obéir, que « le pape » !
— Majesté, nous vous en conjurons, attaquez !
— Non ! Il faut raison g-g-garder.
L’homme au bâton et à la longue barbe intervint alors, et dit d’une voix calme à l’assemblée :
— J’ai passé deux années à négocier avec Manuel Comnène. Il m’a fallu, pour le convaincre de nous aider, déployer autant de ruses qu’Ulysse. Je vous en prie, messires, un peu de patience ! Qu’est-ce qu’un an, quand au bout de cette année se trouve la victoire ?
— Morts aux Greculets ! lui répondit une voix.
— Qu’ils brûlent en Enfer !
Guillaume de Tyr se tourna vers ceux qui avaient crié.
— Que leur reprochez-vous ?
— Ce sont des hérétiques ! Des femmelettes !
— Ils ne pensent qu’à l’argent !
Le patriarche de Jérusalem crut bon d’ajouter :
— Ils se moquent bien de notre foi. Je les ai vus se signer. Comme les coptes, ils ne le font qu’avec un doigt !
— Et alors ? Un doigt ne suffit pas ?
— Mais non, bien sûr que non ! C’est un sacrilège. Car ce n’est pas avec un doigt qu’il faut honorer Dieu, mais avec la main tout entière !
— Ne voulez-vous p-p-pas attendre quelques semaines ? demanda Amaury. Le temps de laisser à Morgennes la p-p-possibilité de nous donner de plus amples informations…
— Quoi ? Lui ? Allons, Majesté, vous déraisonnez. Ce gueux n’est même pas de sang bleu !
— Et puis, croyez-vous que Nur al-Din va rester les bras croisés ? Non, c’est maintenant qu’il faut attaquer !
— Et les prendre par surprise !
— De quelles forces disposons-nous ? demanda le roi.
Gilbert d’Assailly, le maître de l’Hôpital, lui répondit.
— Il y a nous, l’Hôpital. Ainsi que plusieurs barons, et des renforts arrivés de France.
— Et le Temple ?
— Il n’est pas de la partie.
Le roi s’approcha du trône, avec une telle mine que le baron qui l’occupait se leva. Une fois assis, Amaury regarda les grands de son royaume, et leur tint à peu près ce discours :
— Si vous voulez mon avis, nous ferions mieux de ne pas nous engager dans cette affaire. Actuellement, l’Égypte n’est peut-être pas réunie au royaume, mais elle nous procure suffisamment de vivres et d’argent pour nous permettre de résister à Nur al-Din. Si nous pénétrons en ennemis en terre égyptienne, ni le calife, ni son armée, ni les habitants des villes, ni ceux des campagnes, ne consentiront à nous la livrer… Ils résisteront de toutes leurs forces. Je n’exclus pas non plus qu’à cause de la terreur que nous leur inspirerons, ils n’aillent se constituer vassaux de Nur al-Din. Alors Chirkouh, son général en chef, accourra en Égypte et y prendra le pouvoir… Ce qui signera notre ruine, et le début de la fin pour le royaume dont j’ai hérité la charge.
Le roi avait bien parlé. Tous l’avaient écouté, apparemment avec attention. Même le pigeon avait été subjugué par son discours. D’ailleurs, il partageait l’avis du roi. Mais ce n’était pas le cas des grands du royaume qui, après s’être rapidement entretenus à mi-voix, répliquèrent :
— Majesté, nous partons nous emparer de l’Égypte avant ce chien de Nur al-Din !
Le pigeon se dit que c’était là un exemple typique de ces dilemmes auxquels les souverains sont confrontés au cours de leur règne : faut-il consolider son royaume, et ne pas s’occuper de conquêtes, ou au contraire chercher à l’étendre, et risquer d’en affaiblir le centre ? En ce cas, l’Histoire avait choisi l’extension ; ce qui parut réjouir la population, car la foule massée sous les murailles du palais se mit à scander :
— À Babylone ! À Babylone !
— L’Égypte ! L’Égypte !
Le pigeon regarda Amaury bien en face – c’est-à-dire de profil. Qu’allait décider le roi ? Ayant obtenu satisfaction, les grands du royaume avaient quitté la salle du trône, laissant Amaury seul avec Guillaume. Ce dernier chercha à réconforter son
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