Morgennes
pour les hommes qu’un petit point perdu dans l’infini, une cible impossible à atteindre.
L’oiseau débordait d’énergie, mais aussi de colère. Oui, de colère, car des forbans l’avaient emmené loin de sa chérie, restée au Caire en compagnie d’un jeune blanc-bec – oison mal dégrossi, à peine sorti du nid – dont on avait installé la cage juste à côté de celle de sa bien-aimée.
Vite ! Pas un instant à perdre ! Se pouvait-il qu’elle l’oubliât si rapidement, elle auprès de qui il avait tant et tant roucoulé ? Elle à qui il s’était promis ? Elle, qui lui avait juré de lui donner de jolis œufs, et de beaux pigeonneaux… Car il était évident que ses oisillons ne pourraient qu’être beaux – que dis-je, se reprit l’oiseau, magnifiques ! Exceptionnels ! Après tout, n’était-il pas l’un des plus éminents rejetons que la célèbre tribu de dresseurs d’oiseaux, les Zakrad, avait à offrir ? Aucun doute à ce sujet – s’il était quelque chose, c’était assurément un géniteur hors pair.
Pourtant, l’oiseau était triste. Malgré toutes ses qualités – son magnifique plumage, sa gorge bigarrée, son chant hors du commun, son esprit vif et alerte, son si gracieux coup d’ailes –, c’était bien connu : « Les oiselles ? Toutes des têtes de linotte ! »
Alors que lui, au contraire, il n’oubliait jamais rien. La preuve ? Il se souvenait très bien de la façon dont tout s’était passé là où on l’avait emmené, à Jérusalem…
Il faisait noir. Il dormait tranquillement dans sa cage, lorsque tout à coup il avait été tiré de son sommeil par un brusque mouvement de va-et-vient. Quelqu’un le promenait dans de longs et larges corridors, où les pas résonnaient bruyamment. Enfin, on l’avait conduit dans une salle dont, à en juger par la manière dont les sons s’y réverbéraient, les dimensions devaient être immenses. Là, une main avait brusquement retiré le drap de toile noire qui l’empêchait de voir. Et il avait vu…
Le roi. Amaury, fou furieux, accompagné d’un homme à longue barbe, un bâton à la main, et de ses deux chiens – ces répugnants bassets qui adoraient se soulager au pied de son perchoir.
Il y avait de l’orage dans l’air. Après avoir secoué la tête pour se remettre les idées en place, l’oiseau se donna de petits coups de bec sous les ailes afin d’y faire un brin de toilette. Pas question de décoller mal fagoté, comme ces rustauds volatiles qui n’entendent rien à l’art de se lisser les plumes et d’arranger son duvet pour qu’il ne ressemble pas à une touffe de persil.
Tout en faisant ses ablutions, l’oiseau prêta une oreille attentive à ce qui se disait – car on n’avait jamais trop d’informations quand il s’agissait de partir en mission. Cela semblait important, différent de ces vols de routine exécutés par de très jeunes ou très vieux pigeons, et qui ne servaient à rien d’autre qu’à transmettre à un joueur situé à quelques heures de là le mouvement d’une pièce d’un jeu baptisé « échecs ». Non. L’affaire avait l’air autrement plus sérieuse et requérait un pigeon dans la force de l’âge. Un pigeon d’élite.
D’après ce qu’il comprenait, l’une des raisons pour lesquelles Amaury n’était pas content, c’était parce qu’un malotru s’était assis sur son trône, afin de le défier. Apparemment, le bruit s’était répandu que le vizir du Caire, un dénommé Chawar, était sur le point de trahir Amaury et de s’entendre avec Nur al-Din.
Les nobles présents dans la salle du trône pressaient Amaury d’attaquer sans attendre confirmation de ce renseignement. Ce à quoi le roi répondit :
— Avez-vous oublié, p-p-pauvres fous ? Le calife lui-même a accepté de me serrer la main ! J’ai donné ma p-p-parole !
Un homme portant une grande cape noire ornée d’une croix blanche lui lança avec hargne :
— Chawar est un bouvier d’étrons et le calife un berger de merde !
— D’Assailly a raison, ajouta le noble assis sur le trône du roi. Pire, Chawar est un salaud !
— C’est peut-être un salaud, répondit le roi. Mais c’est notre salaud ! Jusqu’à preuve du contraire, il n’a œuvré que dans notre intérêt. De toute façon, je refuse d’être le p-p-premier à trahir. Je suis le roi, je ne peux donc pas mentir, ni me comporter comme un fou ou une vulgaire crapule. Je dois montrer
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