Morgennes
porte, et des effluves d’œufs pourris leur parvinrent aux narines.
— Quelle est cette puanteur ? demanda Guillaume en se bouchant le nez.
— Ce sont les œufs de Jérusalem et des environs. Tu te rappelles, à Alexandrie, ce dont nous avions d-d-discuté ? Cette histoire d’œufs qui seraient le cosmos ? J’ai donné l’ordre à mes soldats de rapporter ici tous les œufs du royaume, afin que nul ne les mange.
— Mais ça pue !
— Je ne te le fais pas dire, mais p-p-pense à tous ces mondes sauvés.
— Majesté, il n’en existe qu’un seul, et c’est celui où cette pestilence se répand !
— En es-tu certain ?
— Un seul cosmos, oui. Et un seul Dieu…
Amaury claqua des doigts, et un page s’approcha avec un plateau où plusieurs bols étaient posés.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Guillaume.
— Bois, ça te fera du bien. C’est du lait de chamelle, bien frais, saupoudré de c-c-cannelle. Ça aide à supporter l’odeur !
Imitant Amaury, Guillaume s’empara d’un bol et le vida d’un trait.
— Bien, et maintenant suis-moi.
Amaury précéda Guillaume sur une passerelle installée au-dessus d’une ancienne citerne destinée à recueillir les eaux de pluie. Cette citerne, à sec depuis bien longtemps, servait maintenant de réceptacle à tous les œufs qu’Amaury avait fait rapporter des quatre coins du royaume. Guillaume n’en croyait pas ses yeux. Amaury avait pris ses paroles au pied de la lettre. Il n’était pas étonnant, alors, que son roi n’ait pas voulu le croire quand il lui avait juré ses grands dieux que le prêtre Jean n’existait pas, puisque c’était lui, Guillaume, qui l’avait inventé de toutes pièces. Chaque fois qu’il abordait ce sujet avec Amaury, le roi n’en démordait pas. Invariablement, il répondait : « Non, Guillaume. Tu crois l’avoir inventé. Mais il arrive que ce qu’on invente soit plus vrai que la vérité. Le chemin qu’a pris le prêtre Jean pour nous faire savoir qu’il existait passait par toi, c’est tout ! »
À bout d’arguments, ne sachant comment empêcher le roi de s’enferrer dans cette espèce de lubie, Guillaume avait renoncé. D’ailleurs, si lubie il y avait, c’était une douce lubie. Les seules conséquences de l’entrevue, au Krak des Chevaliers, avec Palamède, ayant été pour Amaury d’offrir à ce dernier le squelette de dragon découvert lors des travaux du Krak, l’instauration d’une sorte de protectorat franc sur l’Égypte, et les plaintes récurrentes d’Amaury dues au fait que jamais Palamède ne lui avait envoyé la dizaine de dragons et le millier d’Amazones promis…
— Puis-je savoir où vous m’emmenez ? demanda Guillaume à Amaury.
— C’est une surprise ! répondit celui-ci en ricanant comme un enfant.
Bientôt, alors qu’ils atteignaient l’extrémité de la passerelle, après avoir traversé le réservoir au fond duquel plusieurs artisans s’activaient auprès des œufs – à quoi faire, grand Dieu, Guillaume n’en savait rien –, les bassets d’Amaury se précipitèrent à leur rencontre dans un tohu-bohu de jappements suraigus. Amaury salua ses chiens avec force baisers et caresses, les prit dans ses bras, et invita Guillaume à descendre quelques marches. Celles-ci menaient à une petite salle voûtée, éclairée par un soupirail. Une pâle clarté tombait dans la pièce, et éclairait un monticule constitué de plusieurs œufs ayant l’apparence de la pierre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Guillaume.
— Les œufs du d-d-dragon que nous avons trouvé au Krak des Chevaliers. Je les ai fait mettre ici, parce qu’à minuit la lune fait couler ses rayons jusqu’à eux.
— Et alors ? demanda Guillaume.
— Et alors, répondit Amaury, si ces œufs sont comme je le pense des œufs de draco luna, cela les aidera à éclore.
— Moi, à l’odeur, j’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’œufs de draco flatulens, fit Guillaume – pince-sans-rire.
— Ne te moque p-p-pas, dit Amaury tout en essayant d’échapper aux grands coups de langue que lui donnaient ses bassets.
Il eut un large sourire, et pensa aux travaux qu’il avait ordonnés. Si ce Palamède était bien ce qu’il prétendait, alors les dragons existaient. Il voulait en avoir le cœur net. Il avait chargé deux des plus éminents savants du royaume d’étudier ces œufs, afin d’en déterminer la nature. De quel règne étaient-ils ?
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