Morgennes
connaissait trop les Francs pour savoir qu’ils ne pourraient résister à l’appât du gain facile constitué par cette infortunée cité, dont les remparts n’avaient toujours pas été relevés depuis leur dernier raid. Il avait quelques jours devant lui ; deux ou trois semaines – tout au plus. Le temps d’affûter ses arguments, même s’il avait, dans un coffret d’ivoire et d’or, l’argument décisif – celui qui, à n’en point douter, ferait se rallier les musulmans de Syrie à leurs frères égyptiens, et conduirait le fougueux général borgne Chirkouh à accourir au Caire, et à le mettre sens dessus dessous…
Après avoir traversé la vallée de Moïse, où se trouvait l’antique cité de Pétra, et mis en fuite quelques pillards appartenant à la tribu des Maraykhât, la caravane de Palamède s’orienta vers l’est, puis de là plus au nord, vers Damas.
Quand le désert commença de s’estomper, remplacé par quelques touffes d’herbe rare et jaune, Palamède fixa de ses yeux la blancheur des neiges au sommet des montagnes syriennes, qui – à l’orée des déserts enflammés – semblaient une écume de lait, posée là dans l’attente d’être bue.
Passant sa langue bifide sur ses lèvres desséchées par la soif, il attendit, avant de boire, que les premiers signes de Damas apparaissent. Car ils ne tarderaient pas. La montagne et sa cime enneigée en étaient un premier. Mais ce qu’il voulait, c’était un indice de vie humaine. Celui-ci survint sous la forme d’un troupeau de moutons à la queue lourde de graisse, preuve que des bergers rôdaient dans les parages, en quête de savoureuses pâtures. Les taches d’herbe jaune laissaient place à de plus grandes zones de verdure, où la végétation était si gorgée de sève et d’humidité qu’elle ployait sous son poids. Aux grelots des moutons se mêlaient les jappements des chiens et les cris rauques des bergers. Enfin, la reine de la Syrie, Damas, apparut dans son mol écrin végétal, roses et cyprès se battant pour l’enchâsser.
Du haut de ses murailles, les gardes aperçurent un lac de drapeaux verts, chargé de lourds vaisseaux portant caparaçons d’or et d’argent et manœuvrés par une multitude de chevaliers en armures étincelantes. Tous brillaient d’un éclat plus que royal et meurtrissaient les yeux tant ils semaient de rayons – une douzaine de cavaliers sortit de Damas à vive allure, et galopa vers la caravane afin de s’enquérir de son origine, et de ses intentions.
Palamède inclina la tête, murmura quelques paroles, et fut sans plus attendre conduit auprès du chef de la cité, Nur al-Din.
Pourtant, le premier personnage auquel Palamède fut présenté était un homme d’à peine trente ans, d’une maigreur à faire peur, les joues creusées, la barbe courte et des étoiles plein les yeux. Un homme qui semblait voir votre âme, qu’il épluchait tel un oignon. Cet homme s’appelait Saladin.
C’était le neveu de Chirkouh le Borgne – et l’un des favoris de Nur al-Din.
Le sultan l’appréciait parce qu’il était pieux, et aussi parce qu’il aimait la paix. Ce n’était pas un va-t-en-guerre comme tant de ses sujets, mais plutôt un être introverti et doux, tourné vers la méditation. Un de ces personnages en la compagnie desquels Nur al-Din se plaisait, depuis qu’il avait lamentablement échoué – cinq ans plus tôt – à s’emparer du Krak des Chevaliers. Jusqu’à cet incident funeste, où le Diable lui-même avait mis en déroute son armée avant de s’emparer de l’une de ses pantoufles, Nur al-Din s’était montré en tous points digne de son père – le terrible Zengi.
Il avait attaqué sans relâche le royaume de Jérusalem, allant jusqu’à lui mordiller les chevilles – à Édesse ou à Tripoli –, tel un chien qui recule un instant devant la menace d’un coup de bâton, mais revient inlassablement à la charge.
Or, depuis l’incident du Krak des Chevaliers, l’humeur du sultan avait changé. Il n’avait plus envie de se battre – et il repensait souvent à la célèbre formule d’Hannibal : « Consentir à la paix, c’est rester vous-même l’arbitre de vos destinées ; combattre, c’est remettre votre sort entre les mains des dieux. » Il tournait et retournait cette phrase dans sa tête, et ne cessait de se dire que, justement, seule la paix lui donnait l’occasion de se rapprocher de Dieu – et de Le prier.
Avait-il
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