Morgennes
dit Morgennes. Crois-tu donc que j’ai oublié ? Je n’ai rien oublié, la douleur est toujours aussi vive.
Une gerbe d’étincelles gicla sur son visage, lui causant – pour la première fois de sa vie – une profonde brûlure. Portant la main à sa figure, il sentit quelque chose de poisseux. Sa chair ?
— Demande à Dieu de te pardonner, Galet. Moi je n’ai pas ce pouvoir.
Galet le Chauve avait fermé les yeux. Il attendait la mort. Puis, comme Morgennes se relevait et s’éloignait de lui, il eut un râle et murmura :
— Je te pardonne. Puisse Dieu te pardonner aussi.
Morgennes partit en courant. Autour de lui tout brûlait.
Les êtres et les choses, les animaux, les végétaux. Mais dans sa tête et dans son âme, c’était l’hiver et il courait dans la forêt.
Il lui tardait de parvenir au fleuve.
55.
« Trois mois n’étaient pas encore écoulés que Soredamour reçut en elle semence et graine d’homme qui fructifia jusqu’à son terme. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Cligès. )
Le Nil est un serpent.
Un immense dragon, dont la tête est à Alexandrie et la queue dans l’inconnu. Car à sa queue correspond la source du Nil, qui n’a jamais été découverte.
— Si l’on en croit la Genèse, dit Morgennes à Guyane en allumant une bougie dans la cabine de la felouque où ils naviguaient depuis qu’ils avaient fui Le Caire, le Nil serait l’un des quatre bras de l’immense fleuve créé par Dieu pour arroser le Paradis.
Il se tourna vers Guyane, lui passa la main dans les cheveux et l’attira doucement contre lui.
— Mais ce n’est qu’une thèse parmi d’autres. Pour les ophites, le Nil est le Serpent qui a jadis tenté Ève. Un dieu qu’il convient d’adorer, puisqu’en offrant le savoir à l’humanité il l’a libérée de l’esclavage.
— Pour moi, le Nil est notre amour, murmura Guyane.
— Pour moi aussi, dit Morgennes.
La felouque filait maintenant depuis plusieurs jours vers le sud, vers la ville de Crocodilopolis – maintenant appelée Abou Simbel –, où les ophites avaient eu leur base, en des temps reculés.
— N’est-ce pas dangereux d’aller là-bas ? demanda Guyane en regardant au-dehors la lune couler en pluie d’or sur les eaux scintillantes du fleuve.
— D’après Azyme, non. Car il n’y a plus d’ophites à Crocodilopolis depuis que l’Égypte a été conquise par les Arabes, c’est-à-dire depuis cinq siècles. La ville est aux mains de chiites, qui continuent de résister à Saladin. De là, nous pourrons reprendre la lutte.
Guyane ne fit aucun commentaire. Mais pour elle, cette lutte était vaine. Elle posa la main sur la draconite qui se trouvait à côté d’elle, et dit à Morgennes :
— Je l’ai bien regardée, et je la trouve de plus en plus étrange.
— Pourquoi ?
— J’y vois une sorte de têtard, comme un dragon en miniature, sans les ailes…
Morgennes prit la pierre et l’observa. Il s’y mouvait bien une forme, mélange de blanc, de gris, de noir et d’or, mais de là à y voir un têtard…
— Désolé, je ne vois rien.
Guyane eut un sourire et ajouta :
— Ce n’est pas là le plus étrange. Le plus étrange, c’est ceci.
Elle fit tourner la pierre dans ses mains, sous les yeux de Morgennes. Mais il voyait toujours la même forme, comme si la pierre n’avait pas bougé.
— Je sais, c’est effectivement très étrange, dit Morgennes. Tu as beau la tourner et la retourner dans tous les sens, on voit toujours la même chose.
— Les lois de notre monde ne sont pas pour elle.
— Et toi, de ton côté, que vois-tu ?
Guyane plongea son regard dans celui de Morgennes, et lui dit :
— Une magnifique petite fille.
Morgennes en eut le souffle coupé.
— Et si je te demandais en mariage, accepterais-tu ?
— Me le demandes-tu ?
C’est à ce moment-là qu’on frappa à la porte, et qu’Azyme leur dit :
— Nous sommes arrivés. Préparez-vous à débarquer.
Quelques instants plus tard, une poignée d’ex-insurgés épuisés se retrouva dans le port à moitié en ruine de Crocodilopolis. Le ciel était mauve et la lune de crème. Guyane regarda autour d’elle, prit l’ourlet de sa robe dans une main et donna l’autre à Morgennes, qui l’aida à mettre pied à terre. Leurs pas résonnèrent tristement sur les blocs de pierre ébréchés du ponton, où achevaient de pourrir quelques barques en roseaux.
— Je n’aime pas cet endroit, fit Guyane.
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