Morgennes
C’est trop calme.
— Le calme avant la tempête, dit Azyme en s’approchant, une corde à la main.
Ayant attaché sa corde à un poteau, il écarta les bras et leur déclara :
— Sachez, mes amis, que c’est ici que tout commence, et se termine… Nous sommes au point de confluence des deux Égyptes, la basse et la haute. C’est ici que se nouent les mystères, et que tout peut basculer… Alors, faites bien attention. D’anciens dieux vous observent.
Comme pour appuyer ses paroles, des cris de grues retentirent dans les airs.
Dodin le Sauvage débarqua à son tour, avec l’unique acolyte d’Azyme ayant réchappé au massacre. Les deux hommes portaient une chaise, sur laquelle était assise la femme d’Azyme.
— Ne la faites pas tomber, dit le vieux copte.
— Ne vous inquiétez pas, répliqua l’acolyte.
Dodin, lui, ne dit rien. Il n’avait pas ouvert la bouche de tout le voyage, et continuait de souffrir de la perte de son vieil ami, Galet le Chauve. Galet, dont il avait été l’écuyer. Galet, qui l’avait adoubé. Galet, qui n’était plus.
« Je vengerai ta mort ! »
De temps à autre, il caressait le manche de sa courte dague – cette miséricorde trouvée en France, et qui avait été son premier trophée. Morgennes l’avait souvent interrogé à son sujet : « D’où te vient-elle ? Qui te l’a donnée ? Est-ce un petit garçon ? Une petite fille… ? »
Dodin avait toujours pris soin de ne pas lui répondre. Même quand leurs rapports s’étaient améliorés. Il y avait un je-ne-sais-quoi dans les questions de Morgennes, une façon d’insister qui lui faisaient froid dans le dos. La même sensation qu’il avait ressentie un jour lorsqu’un serpent lui avait frôlé le pied. Or Dodin détestait les serpents, et tout ce qui s’en approchait. Les crocodiles faisaient partie du lot. Il n’avait donc aucune envie de s’attarder ici, Crocodilopolis fût-elle devenue Abou Simbel et habitée par des gens normaux.
Après avoir déposé la femme d’Azyme sur le rivage, il tourna son regard vers la vague ligne verte qui bordait la falaise, un peu plus au sud. Elle marquait le début de la jungle et des territoires inconnus.
— Trouvons de quoi nous ravitailler, dit-il. Et puis filons à dos de chameau vers la mer Rouge. Ensuite, nous remonterons vers Aqaba, et de là vers la mer Morte, puis Jérusalem. Il ne faut pas rester ici. L’Égypte et tous ses dieux, anciens, nouveaux, ses pharaons, ses animaux, vont nous tomber dessus…
— C’est surtout Saladin qui risque de nous tomber dessus, dit Azyme. D’après ce que je sais, il a envoyé une dizaine de felouques à notre poursuite.
— Raison de plus pour ne pas nous attarder, ajouta Dodin.
Depuis leur fuite précipitée du Caire, ses cheveux avaient totalement blanchi. Son regard, sa bouche, qui arboraient jadis un air si cruel, semblaient à présent plus marqués par l’épuisement que par la haine. Dodin le Sauvage était devenu Dodin le Las. Celui-qui-n’en-peut-plus. Il était si fatigué que, comme il aimait à le dire : « Même assis, je ne tiens plus debout. » Dodin n’était plus rien sans Galet. Il ne voulait pas s’appesantir sur la question – pas maintenant. Mais il savait qu’un jour ou l’autre il lui faudrait y répondre : « Que s’est-il passé au Caire entre Morgennes et Galet ? Comment Galet est-il mort ? »
Après les hommes, ce fut au tour des singes de quitter la felouque. Durant le voyage, ils s’étaient relayés à la poupe, à la proue et au sommet du mât pour y tenir le rôle de vigies, une main au-dessus des yeux, scrutant l’horizon pour donner l’alerte en cas de danger.
Mais de danger, il n’y en avait pas eu. À peine un vague frémissement de crocodile ici ou là, mais rien de très inquiétant.
Une fois à terre, Frontin se mit à danser sur place, sautant d’une digue à l’autre, grimpant sur les épaules d’Azyme, en redescendant, le tirant par son manteau, courant voir Morgennes, lui postillonnant à l’oreille en criant.
— Désolé, Frontin, mais je ne parle pas ton langage !
Azyme rit. Guyane les regarda, et se désola :
— On dirait qu’il cherche à nous dire quelque chose.
Morgennes ajouta :
— Si Gargano était là, il nous dirait quoi. Car il prétendait parler aux animaux…
Au nom de Gargano, Frontin tapa dans ses mains et fit une pirouette.
— Gargano, répéta Morgennes.
Frontin courut dans tous les
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