Morgennes
à Rome, ou à Jérusalem…
Il remit la croix sur sa poitrine et se dirigea vers l’estrade dont Gautier descendait, et où un jeune page l’invitait à monter : « C’est à vous ! »
Morgennes fit son entrée, acclamé par le public. Il attendit que le silence se fasse, promena son regard sur les tombes, se demandant si les morts l’entendraient. Une brise se leva. Morgennes regardait la foule. Gamin se curant le nez, ravalant le produit de sa pêche avec un grand sourire. Jolie brune pendue au cou de son chéri, faisant bien des envieux dans son sillage. Fillette accroupie pour caresser un chat, et que sa mère tirait par le bras pour essayer de la relever – en vain. Tous ces détails, toutes ces images, étaient pour Morgennes comme les fragments d’un immense vitrail. Il se sentait bien. Alors il compta, un, deux, trois battements de cœur, et se lança :
— D’Alixandre vos conterai, Qui tan fu corageus et fiers Que il ne deigna chevaliers Devenir an sa région…
Le temps passa sans qu’il s’en rendît compte. S’était-il fondu dans l’ombre ? Oui, absolument. Il s’était effacé. Seuls ses mots – et encore, ce n’étaient pas les siens – demeuraient, créatures abstraites, flottant dans la douceur du crépuscule, voguant de leurs propres ailes, de sa bouche à l’oreille du public.
Morgennes était heureux. Les mots formaient un territoire où il pouvait vivre – et même mieux que vivre : exister. Il n’avait plus qu’à s’éclipser. Se transformer en source d’eau vive, et se laisser couler vers la foule. D’ailleurs, quand je disais qu’il existait, justement : il n’existait plus. Morgennes était dans le public, avec lequel il recevait les vers que j’avais écrits, et qu’un autre que lui récitait.
C’était délicieux.
Et ce fut un triomphe !
Il ne comprit qu’il avait terminé qu’au moment où le silence retomba pour être aussitôt rompu par un tonnerre d’applaudissements. La tête lui tournait un peu quand il redescendit les marches sous les regards enchantés des membres du jury.
— Tu as été parfait, lui dis-je. Finalement, je suis ravi de m’être fait voler mon texte !
Quelque chose brilla dans l’air, rappelant à Morgennes un mauvais souvenir. Il leva les yeux, et vit une charrette, arrêtée à l’orée du cimetière. Quelqu’un venait d’y allumer une bougie, mais tout ce que Morgennes eut le temps d’apercevoir fut une jolie main de femme – dont le reste du corps demeurait en retrait.
« Curieux, se dit-il. Pourquoi cette donzelle se cache-t-elle ? »
Puis son attention fut de nouveau attirée vers l’estrade, où un nouveau conteur, Béroul, faisait son entrée sous les ovations du public. Vif, alerte, Béroul se découvrit la tête et fit ondoyer son chapeau jusqu’à ses pieds, saluant la foule d’un flatteur :
— Écoutez, mes seigneurs, ce que raconte l’histoire…
Le début et la fin de son texte ayant disparu dans l’échauffourée de la veille, Béroul fut contraint d’en réciter le milieu – et notamment la scène où les deux amants sont couchés l’un à côté de l’autre, avec entre eux l’épée du beau Tristan.
L’histoire était charmante. Et je dois bien admettre que Béroul n’avait pas fait que du mauvais travail. C’était mon texte, et aussi le sien. Un peu. Lorsque vint le passage où le roi décidait d’épargner les amants qui dormaient séparés par l’épée, la foule était en larmes. Quant à moi, j’écumais de rage. Cette scène, c’étaient mes mots, dans le même ordre que le mien !
— Quel honte ! soufflai-je. Voleur !
— Comment ? me demanda Morgennes.
Il ne m’avait pas entendu. Et pour cause. Car après un court silence, la foule avait applaudi à tout rompre, faisant un vacarme de tous les diables. Il y avait une telle clameur que je me demandai si les morts n’avaient pas quitté leurs tombes pour applaudir eux aussi. Des gens tapaient à coups de louche sur les sépultures, des casseroles étaient entrechoquées, et des marmites frappées comme des gongs.
— C’était mon texte ! Mon texte ! Ce sont mes applaudissements ! C’est moi qui aurais dû gagner !
— Silence ! Silence ! crièrent quelques personnes dans la foule.
— Regardez !
Un homme aux habits déchirés et au visage couvert d’ecchymoses s’était avancé sur l’estrade. C’était le chef de la confrérie des jongleurs et bourgeois d’Arras, venu
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