Morgennes
membre antérieur du dragon, Morgennes regagna la scène, et se mit en quête d’une arme – un caillou, un rocher.
C’est alors qu’Amaury empoigna la bannière royale, toujours tenue par son connétable, et la lança à Morgennes en criant :
— Saint Georges, p-p-prends ça !
Morgennes s’en empara et eut à peine le temps de remercier le roi d’un hochement de tête, que déjà le dragon se remettait à l’attaquer. Griffes, griffes, crocs ! Coup de gueule à droite, coup de patte à gauche ! Morgennes para chacun des coups que le dragon voulait lui porter, et roula sous son ventre.
Très vite, la belle bannière de Jérusalem se retrouva en lambeaux. Puis l’un des genoux de Morgennes ploya, et sa poitrine se souleva par à-coups. Il avait du mal à respirer. Le sang battait si fort à ses tempes que tout carillonnait. Était-ce la fin ? Et son second genou céda lui aussi… Il était sur le point d’échouer. Nul ne pouvait vaincre l’univers – nul n’avait la plus petite chance de le battre. C’est alors qu’une voix surgit du fond de la caverne.
Une voix de femme.
— Qui va là ?
Une femme, tout de blanc vêtue, apparut à l’extrémité de la grotte. Son visage était voilé, aussi ne voyait-on pas si elle était laide ou belle. Tout ce qu’on savait, grâce à sa voix, c’est qu’elle était jeune et distinguée.
Ce devait être la princesse.
— Je suis venu pour vous sauver ! lui cria Morgennes.
Il redressa la tête, juste à temps pour voir le dragon mener son ultime charge.
Morgennes empoigna sa lance, en ficha la base dans la terre et la tint pointe en l’air. Il murmura une patenôtre, et fixa du regard ce qui serait, ou sa gloire, ou sa perte.
Le grand dragon se laissa choir sur Morgennes, et saint Georges disparut, écrasé. Le choc avait été tel que tout dans la salle avait été secoué. Un vrai tremblement de terre. Et maintenant ? Était-ce la fin ?
La diabolique créature était-elle morte ? Et saint Georges avec elle ?
Non. Ce n’était pas encore fini.
Car le dragon se mit à s’agiter, comme pris d’une fièvre. Basculant sur le côté, il montra son dos à la foule. Job avait dit vrai ! C’était bel et bien une rangée de boucliers ! On ne pouvait le fendre !
Un murmure parcourut l’assemblée…
— Et saint Georges ?
— Le voici !
Un flot de sang jaillit d’entre les omoplates du grand dragon, et vint éclabousser la salle. Telle Athéna sortant tout armée de son père, Morgennes émergea dans un cri prodigieux et brandit haut sa lance.
Il avait vaincu ! Béni soit le Dieu tout-puissant des armées !
Mais dans la salle, c’était le silence. On n’osait pas hurler – de peur que tout ne recommence. Chacun retenait son souffle, et l’explosion de joie, unanime, ne retentit qu’au moment où le dragon laissa échapper un formidable bruit de pet, suivi d’une odeur de chou.
— Victoire !
La noblesse applaudit à tout rompre, et même Thierry d’Alsace, jusqu’alors maussade, laissa exploser sa joie.
— Vive saint Georges ! cria-t-il.
Morgennes salua son public, allongea des courbettes et posa la main sur son cœur. Il paraissait épuisé, mais heureux. Ses vêtements, sa barbe et ses cheveux étaient trempés d’un sang rouge foncé, et c’est à peine si l’on apercevait encore le rose de sa chair.
Alors, tandis que la princesse accourait vers lui pour se laisser étreindre, je montai sur scène et m’adressai à la foule :
— Ainsi, le sang fut payé par le sang et les coups répondirent aux coups. Deux forces, deux puissances se sont affrontées, et ce n’est pas la plus massive qui l’a emporté. Car l’une était guidée par Dieu, et l’autre par Satan…
— C’est bien vrai, cria Amaury, que ce spectacle avait ravi.
Je rendis au roi son regard, heureux que ce petit mystère lui ait plu. D’ordinaire, j’avais une piètre opinion de ceux qui gagnaient leur vie à réciter devant les puissants. Mais ce roi faisait exception. Ce rex bellatore, ce roi guerrier, avait souhaité qu’on jouât pour lui le plus formidable combat jamais mené par un soldat chrétien – et je le lui avais offert. Avec la complicité, il est vrai, de toute la troupe du Dragon blanc, et notamment de Philomène… D’ailleurs, ce n’était pas seulement pour Amaury que nous avions joué. C’était aussi contre la mort et la tristesse. C’était pour qu’Amaury oublie, l’espace d’un
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